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Nos Lecteurs ont la Parole

Le Libanais entre intérêt privé et intérêt public

Fouad Boutros rapporte que, dans le cadre de l’exposé des circonstances, conjonctures et prévisions, le président Fouad Chéhab lui pose la question : connaissez-vous un précédent où un homme politique libanais, partagé entre intérêt privé et intérêt public, privilégie l’intérêt public ? Fouad Boutros répond qu’il ne se rappelle d’aucun précédent ! Le président Chéhab garde alors le silence, hoche la tête et, face aux difficultés et sombres prévisions, il lui recommande de porter l’échelle en longueur et non en largeur, signifiant par là les difficultés de la vie et ses dilemmes. « À ce jour, dit-il, je suis balloté entre longueur et largeur » (Fouad Boutros, Mémoires, Dar an-Nahar, 2009, 604 p.).

Comment des Libanais se comportent en cas de divergence entre intérêt privé et intérêt public ? Je dégage de mon expérience l’impossibilité pour la nature humaine de libérer parfaitement la recherche du vrai de tout intérêt particulier ! Le modèle normatif exclusif est celui de Jésus, parfaitement libre de toute attache particulière. Je me réfère aussi à tous les saints, parfaitement libérés de l’ego pour témoigner de toute la lumière du vrai.

Je dégage de mon expérience, parfois à de hauts niveaux de responsabilité, cinq types de comportements.

1. L’intérêt public avant tout : il existe certes des situations complexes avec des difficultés pour tout être humain de faire prédominer l’intérêt public face à des conflits aigus d’intérêts divers, de conjonctures et situations. Renverser la table comporterait des risques majeurs et nationaux. Ce qu’on peut faire, c’est enregistrer une position ferme et explicite, témoignage d’un haut niveau de responsabilité.

2. Ego avant tout : chez des personnes, l’intérêt privé est dominateur. Nul conflit de conscience ! Quand l’intérêt privé ne va pas dans le sens de l’intérêt public, ni conflit cornélien ni hésitation ni perplexité : c’est l’ego ! Summum du narcissisme psychiatrique, jusqu’à la sociopathie, comme nous le vivons dans l’enfer libanais. Des personnes sont fort soucieuses de l’intérêt public dans des problèmes lointains et sans impact direct sur leur situation personnelle. Elles défendent alors l’intérêt général avec véhémence et courage. Mais si un fait survient où l’intérêt général ne va pas dans le sens de leur petit ego, il n’y aura de leur part aucune hésitation, nulle indécision : ego d’abord !

3. Ce qui importe, c’est l’image sociale : pour certains, c’est leur image sociale qui importe, la cosmétique de leur image dans la vie publique et toujours la fuite, malgré la conviction intime, dans tous les cas où leur image en société serait compromise. Le souci de l’image l’emporte chez toute personne qui pourrait accéder à une haute fonction dans ce qu’on appelle République libanaise, alors que le mot république provient de res publica, chose publique.

4. Arrondir les angles : des Libanais à des postes dits de responsabilité, ou des personnes liées au monde des affaires de façon directe ou indirecte, ou domestiquées à la subordination clientéliste, dans des cas de divergence entre intérêt privé et intérêt public, ils cherchent à sauvegarder leurs rapports sociaux ou leur rêve d’accès à une haute fonction. Ils évitent toute clarté dans leur prise de position. Ils essayent d’arrondir les angles ! L’objectif : ne pas critiquer directement des propos d’un zaïm, ni altérer l’image d’une formation politique ! Ils adoptent l’attitude fréquente exprimée dans des proverbes et des expressions du terroir : ça ne fait rien, ça va, entre nous, arrange cela, ne porte pas l’échelle de travers… (Maalesh, Baynétna, Shu fiha, Ma tehmul al-sullum bil-aard, tarriha…). Si le problème n’est pas d’une haute importance, il n’y a pas grand risque. Mais si le problème concerne une affaire normative et hautement publique, les compromissions s’accumulent avec le temps, puis explosent après des années surchargées de toutes les séquelles cumulées du passé. Des Libanais sont devenus experts dans le positionnement, l’équilibrisme, l’opportunisme et l’équidistance. Le terme équidistant (aala masafa wahida min al jamii) ne s’emploie d’ailleurs qu’en géométrie, c’est dire qu’il faut du calcul, rien que du calcul !

5. Des partisans du dialogue culturaliste, de la modération et de la paix civile : des personnes pourraient être de bonne foi ou accoutumées à des slogans en vogue sur le dialogue et l’entente, ou non conscientes des normes qui régissent tout État, toute paix civile consolidée et non un cessez-le-feu pacifique. Ces personnes sont en fait de connivence avec des forces antisouverainistes qui pratiquent le chantage suivant : souscrire à l’État parallèle de fait sinon la guerre civile. Dans une affiche électorale sur l’autoroute de Dora-Jounieh on lit : « État et paix civile. »

Dans une longue déclaration tonitruante et équivoque, la notion d’État est répétée 18 fois sans aucune nuance au droit régalien de l’État, celui du monopole de la force organisée. Un militant pour la paix civile répond : voulez-vous le retour aux armes de la guerre ? Oui, l’arme de la prise de position claire et sans équivoque ! Tout cela s’intègre dans le syndrome libanais du maalesh (ça ne fait rien) dans des problèmes relatifs à l’État, l’État de droit et la souveraineté, problèmes où la réponse est par nature dichotomique par oui ou non.

Des diplomates accrédités au Liban l’ont bien compris. L’un d’eux déclare : « Si vous voulez continuer avec vos manigances (tarquii), ne comptez pas sur notre diplomatie. »

Quand nous vivons des comportements équivoques ou cosmétiques, sans rapport avec la conviction intime et l’intérêt public, cela rappelle ce que dit sainte Thérèse de Lisieux : « Quelle surprise nous aurons à la fin du monde quand nous lirons l’histoire des âmes. »

Le but de notre exposé n’est pas la critique, ni l’autojustification, mais l’exigence de véracité dans la pensée et l’action. L’action certes est régie par des considérations enchevêtrées et souvent tragiques pour le décideur. Jésus est fort compréhensif et miséricordieux à l’égard des pécheurs, des personnes d’une foi vacillante, des personnes inconscientes du moment, du message et de l’importance de ce qui se passe, mais intransigeant à l’égard des hypocrites, imposteurs, munafiqun selon l’expression du Coran. Paul Bourget écrit : « Il faut vivre comme on pense, sinon ou finit tôt ou tard par penser comme on a vécu. »

La conscience aujourd’hui est-elle en coma, dans l’éducation, la vie quotidienne et la vie publique ? J’ai posé la question au cours d’une délibération : êtes-vous convaincu en conscience ? La personne a réagi comme s’il s’agissait d’une insulte, alors que je m’efforçais de réviser mon attitude dans un appel à la conscience. La conscience toujours en éveil est le fondement de toute pensée et tout comportement.

Antoine MESSARRA

Chaire Unesco-USJ

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Fouad Boutros rapporte que, dans le cadre de l’exposé des circonstances, conjonctures et prévisions, le président Fouad Chéhab lui pose la question : connaissez-vous un précédent où un homme politique libanais, partagé entre intérêt privé et intérêt public, privilégie l’intérêt public ? Fouad Boutros répond qu’il ne se rappelle d’aucun précédent ! Le président...

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