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Idées - Point de vue

Trouver la lumière dans un puits sans fond

Trouver la lumière dans un puits sans fond

Des personnes font la queue dans une boulangerie de la banlieue sud de Beyrouth, le 13 août 2021. Photo d’archives AFP

Depuis près de trois ans, le Liban ne cesse de remettre en question l’adage selon lequel « il n’y a pas de puits sans fond » : entraîné dans un abîme sans précédent dans l’histoire des économies modernes, le pays du Cèdre ne semble pas prêt de sortir de cette crise prolongée que la Banque mondiale a exceptionnellement qualifiée de « délibérée ».

De fait, en transformant l’économie du pays en une vache à lait pour leurs réseaux clientélistes, l’alliance des kleptocrates et des seigneurs de guerre à la tête du pays porte la plus grande responsabilité de la crise. Pendant trois décennies, les politiques budgétaires et monétaires adoptées par les gouvernements successifs et la banque centrale ont favorisé un environnement idéal pour l’extraction de la rente et l’accumulation de richesses. Ce modèle reposant sur l’attraction des flux de capitaux via des taux d’intérêt élevés, du secret bancaire et d’instruments financiers extrêmement risqués leur ont permis de financer les fiefs confessionnels par le biais du budget de l’État et de créer un faux sentiment de stabilité monétaire. Cela jusqu’au moment où le déficit majeur de la balance des paiements, une fragilité accrue du secteur financier libanais et des problèmes de sécurité régionale entrainent l’effondrement du modèle en 2019. Depuis, malgré la décimation de la richesse privée et publique et l’érosion rapide du capital humain, l’État n’a pas réussi à mettre en œuvre des réformes décisives et a plutôt opté pour des mesures palliatives et politiquement motivées. Par exemple, les interventions agressives de la BDL sur le marché des devises, pour stabiliser artificiellement la livre libanaise (à environ 20 000 LBP/USD) avant la période électorale, ont coûté au Liban environ 2 milliards de dollars. Cela représente environ les deux tiers des montants qui pourraient être décaissés par le Fonds monétaire international (FMI) en cas de conclusion d’un accord définitif avec cette institution, autrement dit lorsque viendra Godot…

Socialisation des pertes

Plus globalement, la réponse inepte de l’État face à la crise vise principalement à socialiser les près de 100 milliards de dollars de pertes par le biais de l’inflation et de la « lirification » des dépôts. En socialisant les pertes, les petits et moyens déposants porteront le fardeau de la crise sous la forme d’une décote effective de 80 % de leurs économies, tandis que ceux qui ont bénéficié de rendements exorbitants règnent en maîtres. Ceux qui n’ont pas de dépôts, soit plus de la moitié de la population, verront leurs revenus érodés par des niveaux d’inflation extrêmes. C’est la raison principale pour laquelle l’ensemble des élites politiques et financières du pays ont saboté il y a deux ans le fameux « Plan Lazard » qui proposait, en bonne logique capitaliste de garder les pertes du secteur bancaire privées.

Aujourd’hui, après deux longues et très coûteuses années, les choses ne se sont pas améliorées. Les élections parlementaires ont légitimé une fois de plus les kleptocrates au pouvoir, donnant la véritable majorité écrasante aux mêmes intérêts qui ont mis la société à genoux. Les figures de l’opposition qui entrent au Parlement sont célébrées à juste titre comme une percée majeure, mais elles n’ont pas réussi à proposer le programme radical dont le Liban a besoin. En outre, l’opposition est composée de personnes de diverses tendances idéologiques qui diffèrent sur des prescriptions politiques importantes. Sur la question cruciale de la crise économique et financière, certains de ses membres ont même adopté une rhétorique favorable à l’establishment, ce qui reflète leurs positions opaques concernant la distribution des pertes financières. En d’autres termes, la composition actuelle du Parlement risque de perpétuer le malaise socio-économique.

Prétextes éculés

En attendant, le cabinet de Nagjib Mikati a approuvé un autre plan gouvernemental de répartitions des pertes qui, ironiquement, ressemble fortement à celui rejeté il y a deux ans. Le plan actuel, qui est une traduction mot pour mot du projet de lettre d’intention qui devait être adressé – mais n’a jamais été envoyé – au conseil d’administration du FMI, épouse les mêmes principes que celui approuvé par le gouvernement Diab. Seulement, cette fois, les pertes sont plus importantes et les sacrifices plus grands. Entre temps, la BDL a gaspillé près de 20 milliards de dollars – plus de six fois le montant du prêt potentiel du FMI – de la réserve de change du pays depuis le début de la crise, principalement en subventions régressives et en maintenant un mince vernis de stabilité monétaire.

Indépendamment de ses lacunes majeures en matière de responsabilité et de ses autres faiblesses, le plan stipule à juste titre que les pertes devraient être traitées par la radiation des capitaux propres des banques, le renflouement des gros déposants, la restructuration et la recapitalisation du secteur financier, et des contributions mineures des actifs publics limitées à la recapitalisation de la banque centrale.

Comme attendu, les partis traditionnels, y compris ceux qui sont représentés au gouvernement, ont d’ailleurs commencé à exprimer leurs profondes inquiétudes concernant ce plan au prétexte éculé et surtout hypocrite de « protéger les dépôts ». L’alternative proposée est un « fonds souverain » qui gère les actifs publics et couvre les pertes réalisées et dont la structure de gouvernance exacte et la faisabilité restent intentionnellement vagues. Or les fonds souverains sont créés par les États disposant de ressources et de matières premières précieuses afin de préserver les richesses et d’en faire bénéficier les générations futures. Le rendement des investissements dans ces fonds est consacré à des projets publics, tels que des infrastructures, afin de soutenir et de stimuler le développement. Au Liban, par contre, le fonds proposé fait exactement le contraire. Il utiliserait la richesse publique des générations actuelles et futures pour couvrir les pertes privées, passées et présentes. Cela va à l’encontre non seulement des principes éthiques et humains, mais aussi des principes capitalistes. En outre, la création d’un fonds souverain reviendrait à confier la gestion de tous les actifs publics du Liban à un organisme centralisé et très exposé politiquement. Compte tenu de l’ampleur de la corruption et du copinage qui règnent au sein de l’administration, on ne peut qu’imaginer comment les bénéfices seront distribués…

La crise financière au Liban laisse peu de place à l’espoir. Sur la base de la trajectoire actuelle, la distribution des pertes favorisera un nouvel arrangement de partage du pouvoir, comme celui qui a mis fin à la guerre civile. Seulement, cette fois, la société sera dans une position beaucoup plus vulnérable.

Tous ceux qui s’opposent aux injustices qui imprègnent ce chapitre de l’histoire du Liban doivent donc se rassembler et tenter de tracer une nouvelle voie pour échapper à ce sombre destin. Ce n’est que par le biais d’une organisation politique déterminée qui ravive les mouvements populaires et maintienne une coopération étroite avec les députés et les fonctionnaires croyant encore à l’intérêt public, qu’une lumière pourra briller au bout du puits sans fond.

Ce texte est une traduction synthétique d’un article publié en anglais sur le site de TPI.

Sami Zoughaib est économiste et directeur de recherches au laboratoire d’idées libanais The Policy Initiative (TPI). Wassim Maktabi et économiste et chercheur à TPI.

Depuis près de trois ans, le Liban ne cesse de remettre en question l’adage selon lequel « il n’y a pas de puits sans fond » : entraîné dans un abîme sans précédent dans l’histoire des économies modernes, le pays du Cèdre ne semble pas prêt de sortir de cette crise prolongée que la Banque mondiale a exceptionnellement qualifiée de « délibérée ».De...

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