Critiques littéraires Essai

Le repos, mort ou vif

Le grand historien des sensibilités Alain Corbin s’intéresse dans Histoire du repos, publié chez Plon, à la question de notre rapport à nous-mêmes, aux autres et à l’au-delà. Se mettre en veille, chercher repos, dormir en paix : les modalités du repos fluctuent selon les âges et disent quelque chose de notre humanité perpétuellement en activité.

Le repos, mort ou vif

© Alexandre Medawar

L’Histoire du repos d’Alain Corbin, Plon, 2022, 167 p.

«Ce livre n’est pas consacré à ces temps spécifiques qui définissent un moment d’évasion entre deux activités. Le but est de comprendre la conception même du repos de nos ancêtres et de faire éprouver le vertige de l’être qui le caractérisait », annonce Alain Corbin en préambule de son nouvel essai. La question du repos, pour peu qu’on s’y intéresse, fait partie de ces notions – on parlera plutôt d’un usage ou d’une pratique – qui varie selon l’ère historique.

En remontant à la genèse (c’est le cas de le dire) l’origine du repos est bien évidemment biblique. Que ce soit chez les juifs avec le sabbat ou chez les chrétiens avec le jour du Seigneur, il est un temps consacré. Après avoir créé le monde, le Créateur a dû se reposer. C’est pourquoi, par effet de continuité, presque par délégation de mémoire, les chrétiens rappellent le miracle de la création et s’accordent en fin de semaine un temps de repos. Mais attention au contresens, il ne s’agit pas d’un repos pour nous, celui que l’on pourrait appeler aujourd’hui la détente ou l’octroi de loisirs, il s’agit d’un temps de révérence exclusivement tourné vers Dieu. « Ce jour n’est pas jour de repos en vue d’un simple délassement, c’est, avant tout, un jour consacré à Dieu, qui scelle une “alliance éternelle”; c’est un signe à perpétuité. »

Dans les pas de Philippe Ariès et de Jean Delumeau, l’un historien de la mort et l’autre de la peur, Alain Corbin relève que le repos attendu pour l’homme dans une perspective chrétienne est celui d’une place au paradis. Comme le sentiment plane d’une damnation éternelle pour celui qui tombe dans les mains du malin, préparer son salut, « c’est-à-dire échapper aux griffes du démon en évitant le péché », est un motif de vie et même un horizon pour celle-ci. Pour le dire autrement, les hommes travaillent toute leur existence à la préparation d’une autre vie dans un autre monde où, débarrassés des turpitudes humaines, ils seraient enfin en repos et en communion éternelle avec le créateur. « Requiem aeternam dona eis, Domine », c’est-à-dire : « Donne-leur le repos éternel, Seigneur. »

À travers le temps, le sens du repos évolue. Pour Pascal, au XVIIe siècle, le repos est un antidote au divertissement. On se souvient de cette phrase célèbre des Pensées que Corbin réactive : « J’ai découvert que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. » Pour Pascal quelque chose, une sorte d’instinct d’insatisfaction permanent, pousse les hommes au divertissement comme s’ils n’avaient pas compris que le fond de leur nature est d’être mortels. Le bonheur, c’est-à-dire encore une fois la cessation des passions, ne pourra exister que dans le repos. La multitude et l’agitation consacrent notre vanité et nous font croire supérieurs, maîtres de nous-mêmes. Il n’en n’est rien. Celui qui s’autorise le repos s’approprie le sens de la vie qui est autre que la frénésie de l’activité.

Magistralement, Alain Corbin poursuit sa démonstration. Avec Montaigne, il analyse « l’art de se forger un repos » car chez les humanistes, ce temps du repos est celui d’une pleine prise de conscience de nous-mêmes et la voie d’une sagesse. Chez un moraliste comme La Rochefoucauld, le repos est retrait du monde. Il est très bénéfique pour « se détromper des désirs inutiles » et démasquer la vanité de toute comédie sociale.

Enfin Rousseau arrive. Dans les Rêveries du promeneur solitaire, Corbin souligne qu’il offre une nouvelle dimension à la notion de repos. Elle peut être le lieu d’une jouissance d’exister pour soi-même et d’une communion avec la nature. « À mon sens, déclare Corbin, nous touchons là à l’essentiel de ce qui constitue la nature de l’état de repos associé à la liberté de la rêverie : “un état simple et permanent, qui n’a rien de vif en lui-même, mais dont la durée accroît le charme au point d’y trouver enfin le suprême félicité”. »

C’est en citant ici Paul Valéry commentant Virgile que la boucle se boucle. Dans L’Histoire du repos, Corbin démontre brillamment comment la pratique du repos n’a eu de cesse d’évoluer. Il reviendra également sur le repos des ouvriers dépossédés de leur temps, abrutis par les cadences de travail, puis sur l’ère des loisirs qui rend le temps libre actif, comme si par effet retour la confrontation à nous-mêmes accentuait notre angoisse du temps qui passe et notre désir de fuite.

Essai brillant, jamais pesant, d’une érudition qui se goûte avec un extrême délice, L’Histoire du repos d’Alain Corbin maintient en permanence l’intelligence et la sensibilité du lecteur dans un état d’éveil constant.

L’Histoire du repos d’Alain Corbin, Plon, 2022, 167 p.«Ce livre n’est pas consacré à ces temps spécifiques qui définissent un moment d’évasion entre deux activités. Le but est de comprendre la conception même du repos de nos ancêtres et de faire éprouver le vertige de l’être qui le caractérisait », annonce Alain Corbin en préambule de son nouvel essai. La question du...

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