Rechercher
Rechercher

Société - patrimoine

Un orphelinat et une école, une église et une mosquée... A Saïda, dans le dédale de l'héritage arménien

Certaines régions du Liban, comme Bourj Hammoud, Antélias sur le littoral beyrouthin ou encore Anjar dans la Békaa, sont bien connues pour leur population arménienne. Saïda, bien que majoritairement sunnite, accueillait, elle aussi, une communauté arménienne florissante avant la guerre civile.

Un orphelinat et une école, une église et une mosquée... A Saïda, dans le dédale de l'héritage arménien

Des orphelins arméniens au Palais Nassib Pacha Joumblatt, 1923. (Photo de Nellie Miller-Mann. Avec l'aimable autorisation de la famille Mann)

Assise dans le salon de sa maison, Makrouhi Aslanian, 90 ans, se souvient à peine avoir entendu dire que les Américains étaient venus et avaient emmené les orphelins arméniens de Saïda. Elle fait référence à l'orphelinat Birds Nest, géré par l'organisation caritative américaine Near East Relief.

Le génocide qui a débuté en 1915 a causé la mort d'environ 1,5 million d'Arméniens et provoqué le déplacement de milliers d'autres qui ont cherché refuge dans les anciennes possessions de l'Empire ottoman, dont le Liban. Parmi eux se trouvaient des enfants qui avaient perdu leurs parents et qui étaient hébergés dans des orphelinats gérés par Near East Relief. Le palais de Nassib Pacha Joumblatt, à Saïda, accueillait l’un de ces centres.

Certaines régions du Liban, comme Bourj Hammoud, Antélias sur le littoral beyrouthin ou encore Anjar dans la Békaa, sont bien connues pour leur population arménienne. Saïda, bien que majoritairement sunnite, accueillait, elle aussi, une communauté arménienne florissante avant la guerre civile. À son apogée, au XXe siècle, on comptait environ 80 familles arméniennes à Saïda, selon les quelques résidents restants avec qui L'Orient Today s’est entretenu. Ces Arméniens ont aidé à façonner le visage de la capitale du Liban-Sud et contribué à la composition du tissu urbain actuel.

Makrouhi Aslanian, au premier rang à gauche, et sa famille en 2018. Michael et Alexander se trouvent au deuxième rang. (Avec l'aimable autorisation d'Alexandre Aslanian)

Selon l'historien danois Matthias Bjørnlund, cet orphelinat se trouvait à l'origine dans la ville de Jbeil. Maria Jacobsen et Karen Marie Petersen, les deux Danoises qui le dirigeaient, ayant besoin de plus d'espace ont trouvé, au fil de leurs recherches, le palais de Saïda, un édifice délabré. C'est surtout pour son vaste terrain que les deux femmes le choisissent. Et aussi parce qu'une maison bien entretenue leur aurait coûté plus cher à louer. Les deux Danoises ont utilisé une subvention de 5 000 couronnes pour gérer l'endroit. Elles y accueillent 400 orphelins réfugiés en 1923.

Perché sur une colline à la périphérie de Saïda, ce palais offrait une vue imprenable sur la ville et la mer. De nombreux habitants de Saïda connaissent cet édifice sous le nom de Palais Joumblatt. Alors entouré de vergers d'agrumes, il avait été construit en 1885 par un haut fonctionnaire ottoman, un parent de Walid Joumblatt, Nassib Joumblatt Bacha. Après sa mort, son fils n'a pas pu assurer l'entretien de la maison, qui est donc tombée en ruines.

Un visiteur de l'orphelinat, W. G. Clippinger, président de l'Otterbein College, racontait dans le New Near East que "le nid est une belle demeure, abandonnée par une personne autrefois riche et confiée à Near East Relief pour abriter ces bébés sans parents. Il surplombe les eaux calmes de la Méditerranée. À l'arrière se trouve un grand terrain de jeu dans lequel se trouve une fontaine étincelante", avec une structure temporaire construite pour abriter une école.

L’endroit est baptisé The Bird's Nest (le nid d'oiseau) parce que les Danoises comparaient les orphelins arméniens à des oiseaux affamés. De fait, ils avaient faim. Maria Jacobsen et Karen Marie Petersen font réparer le palais, le font raccorder à l'électricité, cultivent un potager et construisent une boulangerie pour aider à nourrir les enfants.


Petit déjeuner à l'orphelinat, 1923. (Photo de Nellie Miller-Mann. Avec l'aimable autorisation de la famille Mann) Petit-déjeuner à l'orphelinat, 1923.

Certains des premiers clichés du palais Joumblatt ont été pris par l’Américaine Nellie Miller-Mann, une photographe âgée de 26 ans lorsqu'elle a visité l'orphelinat. Elle a également été secrétaire du trésorier de Near East Relief. L’orphelinat a fini par être retransféré à Jbeil en 1928, où il se trouve encore aujourd'hui.

Comme d'autres demeures seigneuriales du Liban, le palais de Saïda a beaucoup changé. Des complexes d’immeubles ont remplacé les vergers d’agrumes qui l’entouraient autrefois. Mais la vue dominante sur Saïda est intacte et le palais accueille aujourd’hui des mariages.

Le père de Makrouhi Aslanian était un jeune homme lorsqu'il a quitté Adana avec sa mère pour Tripoli. Il s'est installé en Syrie pendant 16 ans avant de se voir offrir un emploi dans une usine de verre à Saïda. "Nous sommes venus à Saïda et nous y sommes restés", se souvient la vieille dame. Elle se souvient qu'il y avait une école où les enfants apprenaient l'arménien, située dans un petit bâtiment en bois, construit sur un terrain loué pour une livre d'or. Cette école a été construite par un autre résident arménien de Saïda, Simon Zeron Kizirian. Son fils, Samo Kizirian, 79 ans, se souvient, en buvant un café dans son bureau, que son père était arrivé au Liban en 1920, à l'âge de 13 ans, après que ses parents et ses frères et sœurs aient été tués pendant le génocide. Il s’installe alors à Saïda, où il travaille pour la compagnie de chemin de fer qui, à l'époque, construisait une ligne vers la Palestine et l'Égypte.

Autodidacte, Simon Zeron Kizirian est l'un des premiers Arméniens de Saïda à lire l'arabe, ce qui lui permet de devenir un intermédiaire entre les Arméniens qui ne connaissaient pas cette langue et le gouvernement. Kizirian devient ensuite un représentant du parti Tachnag dans la ville. "Tous ceux qui voulaient travailler avec les Arméniens devaient passer par lui", assure son petit-fils, Serop.

L'école qu’il a construite fonctionnait grâce aux dons de la communauté arménienne du Liban. "Il faisait signer un contrat à un professeur de Beyrouth pour qu'il enseigne et ce professeur vivait dans l'école", se souvient son fils, Samo Kizirian.

Le promoteur immobilier Samo Kizirian dans son bureau de Saida, avril 2022. (Photo : Mohamed El Chamaa)

À son apogée, dans les années 30 et 40, lorsque les Arméniens étaient encore des nouveaux venus au Liban, l'école comptait environ 60 élèves. "C'était une école gratuite. Il ne prenait que cinq lires par tête au moment de l'inscription", se souvient son fils. L'école enseignait l'arménien et l'arabe aux enfants de Saïda, jusqu'à la 5e année. Samo Kizirian et ses frères et sœurs y ont été scolarisés, ainsi que d'autres enfants arméniens comme Makrouhi Aslanian, qui y a ensuite enseigné.

Après le tremblement de terre de 1956, Simon Zeron Kizirian sollicite des dons de la communauté arménienne pour reconstruire l'école, à côté de laquelle il a érigé une église. Bien qu'initialement destinée aux Arméniens orthodoxes, elle a accueilli toutes les confessions, selon son fils. "Nous avions aussi des Arméniens catholiques et protestants, dit-il, car ils venaient tous et étaient des survivants du génocide. Nous ne faisions pas de différence entre les religions." L'école et l'église ferment leurs portes avant le début de la guerre civile, après la mort de Simon Zeron Kizirian en 1962. Aujourd'hui, le site de l'école arménienne, une structure temporaire sur un terrain loué, accueille le marché aux légumes de Saïda, dans le quartier des souks.

Selon Makrouhi Aslanian, la communauté arménienne de Saïda commence à décliner dans les années 1940, lorsque ses membres partent en Arménie alors soviétique ou à Beyrouth. De nombreuses familles arméniennes installées à Saïda avaient été agriculteurs et artisans en Anatolie avant de se réfugier au Liban. Aujourd'hui, il reste environ cinq familles arméniennes dans la ville du sud. Les familles Kizirian et Aslanian en font partie.

Le neveu de Makrouhi Aslanian, Mickael - né d'une mère palestinienne et d'un père arménien-libanais - raconte que de nombreux Arméniens venus au Liban ont d'abord été relogés à Anjar, Beyrouth, ainsi qu'à Saïda et Tyr. Ils avaient l'habitude de s'installer là où ils travaillaient pour économiser sur les frais de transport. Après 1984, poursuit-il, de nombreux Arméniens ont commencé à quitter la ville pour Beyrouth ou partir à l'étranger. Peu d'Arméniens sont revenus après la fin de la guerre civile.

Alexandre, le frère de Mickael Aslanian, conteste les affirmations selon lesquelles les Arméniens seraient partis à cause des violences de la guerre civile. Il affirme que rien n'est arrivé à la communauté arménienne de Saïda. Ils ne sont pas partis à cause de la guerre. "Ils ont émigré, insiste-t-il, comme toutes les autres personnes qui ont émigré". Les Arméniens ont commencé à déménager à Beyrouth, ajoute-t-il. Et si leurs moyens de subsistance s'amélioraient vraiment, alors ils émigraient en Europe ou au Canada.

"Pour être honnête, rebondit Samo Kizirian, la guerre civile n'a pas vraiment affecté les Arméniens de Saïda, car les habitants de Saïda sont très gentils. Certaines personnes ont essayé de nous diviser, mais cela n'a pas fonctionné."

Son église ayant disparu depuis longtemps, la communauté arménienne de Saïda se réunit désormais à l'église orthodoxe arménienne Saint Nichan, dans le centre-ville de Beyrouth. Contrairement aux années 1920 et 1930, où personne de la communauté ne parlait l’arabe, Alexandre affirme qu'aujourd'hui, peu d'Arméniens de Saïda parlent l’arménien, y compris ses cousins.

Bien qu'il reste peu de familles arméniennes à Saïda, leur héritage en revanche demeure dans tous les coins de la ville. Le frère aîné de Samo, Serop, âgé de 90 ans, a construit plusieurs blocs d'unités résidentielles à la périphérie de la ville pour les personnes à faibles revenus, avec l'argent qu'il a gagné à la loterie en 1956. Aujourd'hui encore, les habitants appellent tout le quartier "Serop". Il en va de même pour la mosquée qu'il a contribué à construire en 1962 - en collectant des fonds auprès de notables locaux et d'un philanthrope koweïtien, Abdul Latif Othman. Et dans les années 1980, alors que le cimetière de Saïda était plein, les autorités religieuses avaient besoin d'un endroit pour y enterrer leurs morts. Serop leur a vendu une parcelle de terrain à un prix raisonnable.

Serop Kizirian, au centre, pose devant la mosquée qu’il a contribué à financer avec le philanthrope koweitien Abdul Latif Othman, à droite, en 1962. Le député Marouf Saad est à gauche. (Photo: Ibrahim Sossi)


Cet article a été originellement publié en anglais sur le site de L'Orient Today le 24avril 2022

Assise dans le salon de sa maison, Makrouhi Aslanian, 90 ans, se souvient à peine avoir entendu dire que les Américains étaient venus et avaient emmené les orphelins arméniens de Saïda. Elle fait référence à l'orphelinat Birds Nest, géré par l'organisation caritative américaine Near East Relief.Le génocide qui a débuté en 1915 a causé la mort d'environ 1,5 million d'Arméniens et...
commentaires (4)

Un tres beau chapitre, epopee d'un grand peuple. Cette histoire represente ce que represente notre Liban: tolerance, ouverture et culture/education.......

Sabri

07 h 41, le 04 mai 2022

Tous les commentaires

Commentaires (4)

  • Un tres beau chapitre, epopee d'un grand peuple. Cette histoire represente ce que represente notre Liban: tolerance, ouverture et culture/education.......

    Sabri

    07 h 41, le 04 mai 2022

  • Mes grands-parents maternels sont des orphelins de Saïda. Le grand-père, un légionnaire ayant terminé son service à Port-Said en 1922, débarque à Saïda et travaille dans cet orphelinat (ma mère me disait que s'était l'orphelinat français et je ne sais pas si c'était une autre institution ou celle de cette article) où il rencontre ma grand-mère, une orpheline, et se marient. Ma tante, l'aînée, est nommée Mathilde, d'après le prénom de la directrice de l'orphelinat.... Ils se déménagent vers Beyrouth avec la naissance de mon oncle. Le grand-père, qui a travaillé aussi à L'hôtel Dieu de France et qui voulait émigré vers L'Arménie soviétique, est décédé en 1947, l'année durant laquelle plusieurs arméniens se rransitaient de Quarantina vers L'Arménie soviétique. Je serais très reconnaissant si quelqu'un peut fournir plus de détails à propos de "l'orphelinat français" qui a accueilli des orphelins arméniens à Saïda au début des années 1920. Merci d'avance.

    Baboujian Hagop / N & H BABOUJIAN

    21 h 47, le 03 mai 2022

  • Quelle belle histoire, mes voisins à Mar Mikhael étaient des arméniens et j’ai passé mon enfance avec eux ❤️❤️❤️

    Eleni Caridopoulou

    20 h 56, le 03 mai 2022

  • Les libanais d’origine arménienne sont des libanais à part entière. Ils ont largement contribué à l’essor économique et culturel du pays. Leur diaspora est indispensable pour tous les libanais. Leur intégration a été une des plus grandes réussites et une richesse inestimable pour le Liban.

    Lecteur excédé par la censure

    09 h 24, le 03 mai 2022

Retour en haut