Critiques littéraires Architecture

Si Beyrouth des années 50-60 m’était conté

Le récit mémoriel de Sophie Skaf, architecte, documentaliste et conteuse, vient à point dans ce Beyrouth de l’après-4 août 2020 où, une fois de plus, le patrimoine bâti a été mis à mal après avoir déjà subi les affres de la guerre civile (1975-1990), puis celles de la « reconstruction » qui a fait rentrer la ville dans un nouveau conflit urbain permanent, opposant la mémoire et l’identité architecturale à la densification et à la spéculation immobilière.

Tout commence quand elle relève le défi de reconstruire l’immeuble familial à Horch Kfoury dévasté par la violence milicienne, situé à quelques dizaines de mètres de l’ancienne ligne de démarcation. Ce quartier n’était pas pour elle la simple relique d’une époque. Son âme était restée chevillée à cette zone ombragée située à la lisière d’un petit bois de pins, à ce bâtiment commandité par son père à Nadim Majdalani et au célèbre décorateur français, le flamboyant Jean Royère. Par le biais de son récit, elle rend hommage à une architecture qui a marqué les esprits, à une époque auréolée de gloire d’un Beyrouth en pleine expansion péri-urbaine, au sommet de son art de vivre. Son cri du cœur « Halte aux promoteurs démolisseurs » exprime la déception et le vécu amer d’une société qui fait fi aujourd’hui de ce patrimoine. « Restaurez-le, je vous en prie, vous n’avez pas le droit de le détruire (…) Vous aurez du mal à trouver un si bel ouvrage aujourd’hui. » Mais rien n’y fait, on continue à détruire. Son récit se présente comme une littérature de lutte, de résistance et du combat pour sauvegarder l’héritage bâti des années cinquante-soixante où Beyrouth, en quête de modernité, arbore un nouveau style d’architecture. Les bâtisseurs dessinent des nouveaux quartiers. Hamra, Raouché, Badaro, Horsh Kfoury ou encore Horch Tabet. L’immeuble Arida conçu en 1951 par Georges Raïs et Théo Canaan est planté à Sanayeh. L’immeuble Fattal de Farid Trad au centre-ville. Bahij Makdisi, Wassek Adib et le polonais Karol Schayer réalisent plusieurs bâtiments iconiques dont l’hôtel Carlton (1955-1957, aujourd’hui démoli), et l’immeuble Shell (1959) à Raouché. Pierre Neema, le siège de l’Électricité du Liban (EDL), devenu un repère majeur à Beyrouth, ainsi que la Maison de l’artisan construite à Aïn el-Mreisseh (1963-1965). Un joyau totalement abîmé par les pastiches décoratifs du Français Jacques Garcia qui l’a rénové après la guerre. Les Suisses Addor et Julliard débarquent pour dessiner le Starco, le siège principal de la Banque centrale et le palais présidentiel en 1956-1965, qui depuis a été remanié à diverses reprises ! Le bâtiment Interdesign (place Wardié à Hamra) de Khalil Khoury, un des pionniers d’une architecture moderne brutaliste ; la basilique de Harissa, œuvre majeure de Pierre el-Khoury ; la mosquée Khachokji de Assem Salam, sans oublier Joseph Philippe Karam, décédé à l’âge de 53 ans au sommet d’une carrière fulgurante. Il avait réalisé en 1963-1965 le City Center et son cinéma en forme d’œuf (The Egg) ; les immeubles de la façade maritime de Raouché (dont l’immeuble Chams à la façade polychrome) ; les cinémas à Hamra, plusieurs immeubles à Horch Kfoury, et l’ensemble balnéaire Aquamarina-1 à Maameltein.

Leurs œuvres font partie d’une page de l’histoire architecturale du pays, d’une époque où Beyrouth – avec son mélange d’Orient et d’Occident, son magnifique littoral, sa scène culturelle, ses hôtels, cinémas, boîtes de nuit, et ses banques – était le cœur battant du Moyen-Orient et une plaque tournante entre l’Est et l’Ouest. Une ville vivante, moderne, dynamique sur le plan économique, fière de ses édifices d’époque, de toutes les époques.

Beyrouth était dans son âge d’or et elle était une destination pour les célébrités internationales. Ici ou là, dans les établissements hôteliers haut de gamme, du Saint Georges (une des premières architectures modernes de Beyrouth, conçu par Antoine Tabet et des spécialistes français), au Bristol réalisé par le célèbre Jean Royère, en passant par le Carlton ou encore le Phoenicia (les deux Américains Edward Durell Stone et Joseph Salerno avec la collaboration de Ferdinand Dagher et Rodolphe Elias), Beyrouth vivait à l’heure du glamour. On pouvait y croiser l'ancien chah d'Iran Mohammad Reza Pahlavi et son épouse, la princesse Soraya, le roi Hussein de Jordanie, Albert et Paola de Belgique, le trompettiste Dizzie Gillespie, Georges Prêtre, le chef d'orchestre Karl Richter, Eugène Ionesco, l’épouse du président indonésien Hartini Sukarno qui, « sous une pluie battante, a tenu à se promener à Souk el-Tawilé ». En 1964, Richard Nixon est passé par là, de même Habib Bourguiba, et la reine Homeira d’Afghanistan a choisi Beyrouth pour une visite privée de cinq jours. Marlon Brando, Claudia Cardinale, Jean Bruce (le père de OSS 117), Gilbert Bécaud, Georges Hamilton, Sean Flynn, Brigitte Bardot et Gunter Sachs, Sacha Distel et d’autres ont goûté à la dolce vita made in Beirut. Pendant ce temps, Versace, Patou, Paco Rabanne, Lanvin, et Balmain, alléchés par l’élégance des Libanaises, se précipitent dans les lobbys dorés du Phoenicia pour organiser des défilés qu’on dit inoubliables.

Beyrouth, espace où deux villes d’âges différents s’intègrent et vivent au même rythme, a servi de décor à de nombreux films. Les scènes de Where the Spies Are, avec David Niven et Françoise Dorléac, seront tournées à Hamra, à Maarad, à la place des Martyrs et au souk des bijoutiers. L’une des scènes de Les Espions meurent à Beyrouth a été filmée au théâtre du Phoenicia. La piscine de l’hôtel a également servi de cadre à une des scènes d’Échappement libre avec Jean-Paul Belmondo et Jean Seberg. Dans Embassy, on pouvait reconnaître la gendarmerie de Baabda, le palais Pharaon, Byblos et Beiteddine…

La promenade architecturale et mémorielle à laquelle nous invitent Sophie Skaf et son récit du développement de Horch Kfoury, retranscrit cette période heureuse, brillante et magnifique qu’a connue Beyrouth à une de ses heures de gloire. Il est un acte militant pour préserver cet héritage. Il est aussi un acte de foi envers son quartier, sa ville, son pays et ses habitants. Car non, nous ne sommes pas maudits, nous ne sommes pas vaincus. Aux périodes sombres succèdent des périodes de lumière, d’harmonie, de paix et de joie créative. Elles arriveront. Bientôt.

Préface de : À Beyrouth, sur les traces de Jean Royère de Sophie Skaf, photographies de Joe Kesrouani et Iéva Saudargaité Douaihi, coffret en série limitée, éditions 11.1.11, 2021.

Tout commence quand elle relève le défi de reconstruire l’immeuble familial à Horch Kfoury dévasté par la violence milicienne, situé à quelques dizaines de mètres de l’ancienne ligne de démarcation. Ce quartier n’était pas pour elle la simple relique d’une époque. Son âme était restée chevillée à cette zone ombragée située à la lisière d’un petit bois de pins, à ce...

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