
Moqtada Sadr donnant une conférence de presse dans le sanctuaire central de Najaf, le 18 novembre 2021. Ali Najafi/AFP
Une volte-face qui décoiffe si tant est que son initiateur puisse encore surprendre. Habitué des revirements spectaculaires, le clerc chiite irakien Moqtada Sadr s’est de nouveau illustré par une sortie fracassante à travers un tweet publié jeudi soir dans lequel il affirme se retirer provisoirement du processus de formation du gouvernement en Irak. Objectif affiché? Permettre au « tiers de blocage » de mener des négociations avec tous les partis politiques, y compris ses propres alliés… mais sans lui, afin de bâtir une majorité nationale. Une référence à peine voilée aux groupes pro-iraniens formant le Cadre de coordination chiite (CC) qui ont boycotté les sessions parlementaires des samedi 26 et mercredi 30 mars afin d’étouffer la tentative du leader chiite et de ses partenaires kurde et sunnite – le parti KDP de Massoud Barzani et la Coalition de la souveraineté de Mohammad el-Halboussi – de prendre seuls la tête de l’exécutif. Une offre toutefois limitée dans le temps, qui vaut selon ses dires « du premier jour du mois sacré du ramadan au neuvième jour du mois vénéré de chawal (dixième mois du calendrier musulman) ». Une façon pour lui de ne pas apparaître comme celui qui bloque les tractations sans pour autant donner l’impression de renier sa promesse, c’est-à-dire de ne pas prendre part à un gouvernement de consensus.
« Après quelques sessions ratées pour élire un président, Sadr s’est rendu compte que les gens commenceraient à blâmer son groupe parlementaire pour avoir retardé la formation du gouvernement. Par conséquent, en publiant cette déclaration, il dit essentiellement au CC que la balle est dans son camp », explique Hayder al-Chakeri, chercheur associé au sein du Chatham House. « Cependant, il sait très bien qu’il a suffisamment de députés et de sympathisants au Parlement pour leur permettre de participer à la formation du gouvernement et aux attributions ministérielles, même s’ils font partie d’une “opposition”. »
Si l’épisode de jeudi avait déjà la saveur d’un de ces subterfuges dont Moqtada Sadr est coutumier, l’intuition a vite été confirmée le lendemain par une autre déclaration, venue de ses alliés cette fois-ci. Le KDP et la Coalition de la souveraineté ont ainsi publié hier un communiqué dans lequel ils soulignent leur volonté de poursuivre leur alliance avec le bloc sadriste, insistant sur le fait que s’ils « apprécient la position » du clerc chiite, cela ne remet aucunement en question leur adhésion au partenariat tripartite. « Cette déclaration insistant sur l’inclusion de Sadr permettrait à ce dernier de sauver la face si (ses alliés) acceptent finalement un gouvernement de large consensus avec le CC », résume l’analyste politique Hamzeh Haddad. « Le CC a utilisé ses plateformes et ses députés contre le KDP et l’Alliance de souveraineté, les qualifiant de traîtres et d’agents, ce qui a réduit les chances de collaboration future », ajoute de son côté Hayder al-Chakeri.
Kleptocracie
L’annonce de Moqtada Sadr s’inscrit dans un contexte particulièrement inquiétant marqué par une impasse politique. Depuis les élections législatives d’octobre dernier, trois tentatives d’élire le nouveau président de la République – chargé ensuite de nommer un Premier ministre – ont pris place au Parlement.
Trois essais, trois cuisants échecs. En cause : l’absence du quorum nécessaire du fait du boycott organisé par les députés proches du Cadre de coordination chiite. Pourquoi ? Parce que le mouvement sadriste conduit par le clerc, trublion populaire et populiste de la scène politique irakienne, est sorti grand vainqueur du scrutin législatif d’octobre. A contrario, ses rivaux de l’Alliance du Fateh – bras politique des milices d’al-Hachd ach-chaabi, majoritairement affiliées à la République islamique – ont essuyé un cuisant échec. Or, au lendemain de l’élection, l’homme fort du pays, opposant historique à l’occupation américaine et chantre d’un nationalisme chiite qui hérisse le poil de Téhéran, a promis de rompre avec des années de gouvernance par consensus. Cette fois-ci, il l’avait juré, les gagnants dirigeraient, tandis que les perdants seraient renvoyés dans les rangs de l’opposition. Le pays va mal, très mal, et Moqtada Sadr est prisonnier d’une double dynamique. D’un côté, il s’est octroyé depuis plusieurs années le rôle du leader incorruptible qui règne en maître au-dessus d’une mêlée clanique et corrompue. De l’autre, le « Monsieur Propre » de la politique est soupçonné d’avoir lui aussi les mains sales et de participer pleinement à la kleptocratie irakienne, plus encore depuis sa victoire aux élections de 2018, dans le sillage desquelles le mouvement sadriste a su discrètement mais rapidement tisser sa toile au sein de tous les rouages de l’État. Or, dans les circonstances actuelles, le consensus est en Irak directement associé à la corruption endémique qui gangrène le pays, à un système qui permet à chaque composante confessionnelle d’avoir sa part du gâteau en échange d’une paix sociale factice et éphémère. C’est aussi un moyen de ménager la chèvre et le chou dans l’arène régionale et internationale, à commencer par les deux protagonistes numéro un sur le terrain irakien, Washington et Téhéran. C’est d’ailleurs là que le bât blesse, puisque, plus qu’une zone d’influence, l’Irak s’est progressivement mué depuis la chute du dictateur Saddam Hussein en 2003 en une quasi-province iranienne. Pour Téhéran, il est tout simplement impossible de lâcher du lest dans un pays qu’il considère comme étant un pilier de sa sécurité nationale et de sa domination régionale. En résumé, un gouvernement dont serait totalement exclu le versant politique de ses supplétifs relève à ses yeux d’un scénario inimaginable.
« Pas de sens »
Pour se sortir de ce cul-de-sac, le Cadre de coordination – dont l’ancien Premier ministre Nouri el-Maliki fait partie – a bien tenté de suggérer une initiative, mais les sadristes lui ont opposé une fin de non-recevoir. Selon la Constitution irakienne, le président doit être élu dans les 30 jours qui suivent la première réunion du nouveau Parlement. Tenu le 9 janvier dernier, ce délai est largement dépassé, mais a ensuite été prolongé jusqu’au 6 avril par le tribunal fédéral, plus haute instance judiciaire du pays.
Il est toutefois peu probable qu’une solution soit trouvée d’ici là pour répondre à la paralysie des institutions. Certes, le Parlement pourrait se dissoudre et convoquer un nouveau scrutin. Mais pour ce faire, près d’un tiers des députés doivent se réunir et présenter la proposition qui doit ensuite être approuvée à la majorité +1. « Considérant que la Cour fédérale irakienne a donné au Conseil des représentants jusqu’au 6 avril pour choisir un nouveau président, ne pas respecter cela pourrait causer un problème constitutionnel (ce qui n’est pas nouveau en Irak). Pour cela, la période de 40 jours proposée par Moqtada Sadr n’a pas beaucoup de sens, à moins qu’ils ne trouvent une échappatoire ou que la Cour fédérale émette une nouvelle déclaration », note Hayder al-Chakeri.
Si le discours est à l’image de son visage…
20 h 55, le 03 avril 2022