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Culture - Rencontre

« Avenue des Français », « Hôtel Bernina », « Nuit du golfe »... : les images d’un pays qui disparaît lentement

« La lithograhie est la fenêtre grillagée vers la transparence de l’image », précise Michel Fani qui en exposait tout récemment une quinzaine à Paris. Une définition qui demande quelques éclaircissements...

« Avenue des Français », « Hôtel Bernina », « Nuit du golfe »... : les images d’un pays qui disparaît lentement

Michel Fani, « Hotel Bernina » (2013), lithographie. Photo DR

À deux pas de la riante rue des Abbesses à Paris, la galerie Hus exposait récemment une quinzaine de lithographies de Michel Fani. Un corpus extrait d’un catalogue raisonné de plus de cinq mille œuvres, réalisées sur une trentaine d’années, dont certaines ont été déjà exposées à Beyrouth, Londres et Berlin. Elles correspondent à un travail de déprise et de reprise à partir d’une terre devenue impossible : la trame de ce pays qui se défait coïncide à un support visuel déconstruit. Ces images ont été imprimées chez Arte, et ont donné lieu à un tirage en une trentaine d’exemplaires. Les lithographies de Fani font écho au rapport douloureux et paradoxal avec son pays natal, « (son) pauvre petit désastre cousu main », car « ce qui occulte la mémoire, ce n’est pas le temps, mais le sang ».

Dans le parcours visuel qui s’offrait au public à la galerie Hus, les sensations sont à l’honneur, avec Calme et volupté (1996), Le chant des rossignols (2002) ou L’Apparition des lucioles (2000). Certaines lithographies font référence à des lieux, pas forcément emblématiques, qui invitent à projeter et recréer un contexte narratif. Hôtel Bernina (2013), Salle des ambassadeurs (2006) ou Cabaret (2007) sont métonymiques d’une vie sociale intense et surannée. Gouraud (sans date), Avenue des Français (2004) ou Rue de l’émir (1995) font écho à l’ancrage historique de la toponymie urbaine.

Michel Fani, « Avenue des Français », 2004, lithographie. Photo DR

Nuit du golfe (2001) représente la baie de la ville, et des palmiers qui baignent dans une lumière crue, mate, presque criarde. Les contours sont flous, et les couleurs pâles donnent un aspect artificiel et irréel à l’ensemble. L’éclairage outré du bord de mer invite à remettre en question un espace de pacotille, même si, au loin, les reliefs de la ville semblent plus nets. Cette lithographie suggère une incapacité à se positionner face à un espace à la fois considéré comme extravagant et maquillé de manière outrancière, tout en gardant malgré tout, en arrière-plan, un aspect paisible et attachant.

Avenue des Français (2004) reprend un motif fréquent des clichés du Beyrouth touristique d’avant-guerre, mais le sol tangue, et les voitures, au premier plan, semblent gravir une pente ardue. Dans ce jeu intéressant de perspective sur un paysage de littoral, quelques hommes, de dos, regardent la mer, au-delà d’une balustrade ajourée, qui dessine des motifs géométriques. Ils sont encadrés par deux palmiers un peu déplumés, leurs modestes branchages hirsutes semblent désolés, près d’une lampe de rue qui domine l’espace, dans une verticalité arrondie au sommet, qui accentue le tangage de l’ensemble. Au loin, une mer se noie dans un ciel grisâtre, ses ondulations agitées semblent menacer un littoral hagard et figé. « J’écris comme si tout s’était arrêté en 1975, mais j’écris et tout s’est arrêté en 1975. Cet aveu me glace », commente celui qui est aussi conservateur de la Bibliothèque nationale de France.

Rue Georges-Picot (2003) évoque une rue bloquée par des barbelés et par un panneau sens interdit. Au bord de la chaussée ensoleillée, des bâtiments de pierre légèrement dorés, qui racontent un soupçon de nostalgie, et qui sont inaccessibles. Le piéton est contraint de tourner à gauche, dans un espace très sombre, comme forcé de regarder en face une zone d’ombre.

Hôtel Bernina (2013) représente le bâtiment qui surplombe en arrière-plan un paysage verdoyant à peine perceptible ; la demeure cossue de pierre blanche est munie d’un porche aux arcades arrondies, autour desquelles s’étendent de larges fenêtres qui absorbent une lumière mate et un peu fantasmagorique. La solitude de cette bâtisse conforte sa dimension fantastique, renforcée par l’angle du photographe, qui présente son objet de biais. L’éloquence de cette lithographie est particulièrement intrigante, lui conférant un statut de personnage principal dans une histoire que les fenêtres fermées gardent jalousement.

Michel Fani, « Rue Georges-Picot », 2003, lithographie. Photo DR

« Un pari amoureux sur un pays qui n’existe plus »

Quel est l’enjeu de ce travail pictural, dont la puissance narrative et esthétique est à la fois innovante et suggestive ? « C’est un travail sur le Liban, et en même temps ça n’a rien à voir avec le pays. C’est une interrogation sur la technique lithographique, sur la mémoire. En apparence, ce sont des photos d’architecture libanaise, de scènes de rue de Beyrouth, de mondanités libanaises, de personnalités politiques, mais, en fait, la vraie question posée, c’est l’espèce de destruction complète de l’image, qui est aussi la destruction du Liban », explique l’artiste, selon lequel la trame défaite du travail est métaphorique de l’extinction du pays. « C’est un fonds d’archives sur la mémoire, complètement retravaillé, dans le sens que je cherche à cerner ce qui peut apparaître comme l’émotion possible. Ce que je fais n’a rien de documentaire, c’est une interrogation de la persistance de l’image et de la mémoire », poursuit l’auteur du Dictionnaire de la peinture libanaise (Michel de Maule, 2013), qui ne souhaite pas entrer dans les détails techniques de ses œuvres. « Une partie de mon travail est strictement lithographique, c’est-à-dire que je modifie la trame, et une partie du dessin, parfois j’enlève même une partie de l’image elle-même. Mais le plus important n’est pas la technique, ni ce qui est représenté, mais comment le public réagit. Il s’agit aussi de comprendre pourquoi ce pays est en train de disparaître, et comment son image se détériore. Le seul moyen de le dire pour moi est de montrer des images en train de se dissoudre sous nos yeux. Nous avons fait un pari amoureux sur un pays qui n’existe plus. Il y a aussi un questionnement de la représentation de soi et des autres qui est en jeu, comment se construit une culture et représentation », se demande l’auteur. « Il y a un problème important à ce niveau-là, très peu de peintres ont représenté Beyrouth, peu de romanciers ont écrit sur elle dans mon Histoire de la peinture libanaise, je montre comment les peintres libanais ont souvent cherché à imiter les artistes européens sans vraiment prêter attention à ce qu’ils avaient sous les yeux. Hockney m’a d’ailleurs raconté que lorsqu’il s’est installé sur la place des Canons pour la dessiner, un attroupement s’est constitué autour de lui et les gens étaient très surpris de le voir dessiner leur ville », se souvient Michel Fani, qui vise un public très large dans ses questionnements artistiques. « Ce qui m’intéresse, c’est de voir comment une personne qui ne sait rien de ce dont il s’agit réagit ; je voudrais pouvoir montrer sans avoir à parler : l’image et les mots sont complètement antagonistes. Pourquoi faut-il nécessairement expliquer ? » s’interroge l’artiste, qui n’a de cesse d’analyser les racines de ses œuvres. « En outre, ce travail relève de toute une tradition de l’histoire de l’art qui circule partout dans le monde. Il y a certainement l’influence du pop art américain, de tout un courant de peinture moderne, notamment Polke, ma lecture de Kitaj, ou de Beuys : nous faisons partie d’une filiation, d’une continuité », commente celui qui se revendique en même temps d’une coupure définitive. « Mon travail n’est pas lié à la nostalgie. Dans la tradition habituelle, tout peintre libanais veut montrer que c’est son travail qui représente le plus le Liban, ce n’est pas mon cas. Lors d’une de mes expositions à Beyrouth, je tenais un discours sur le problème de l’invisible, qui a été compris comme une dimension religieuse, une espèce d’apparition. Or l’enjeu est celui de la beauté, d’un écho à quelque chose qui est en moi, dont je voudrais parler sans dire un seul mot. »

« Un amateur chinois est entré dans la galerie Hus et a acheté 3 lithographies, il a été intrigué par le défilé des images et ce qu’elles racontent du monde », relate Michel Fani, qui martèle que pour lui, le Liban est comme une épouse qu’on a supportée pendant trente ans, et qu’on ne peut plus voir, même en photo... Avec un certain humour, et dans la lignée de Swann, il explique qu’il a souffert pendant des années pour un pays « qui n’était pas son genre ».

Si le discours de l’auteur autour de ses lithographies sonne le glas imaginaire d’un pays, les œuvres elles-mêmes semblent suivre leur propre route, en racontant une certaine persistance à exister. Ce corpus insolite et décadent foisonne d’histoires mystérieusement tissées les unes aux autres par le fil jaune pâle de la lumière d’une ville, aux déclinaisons chromatiques infinies, qui défient le temps.

À deux pas de la riante rue des Abbesses à Paris, la galerie Hus exposait récemment une quinzaine de lithographies de Michel Fani. Un corpus extrait d’un catalogue raisonné de plus de cinq mille œuvres, réalisées sur une trentaine d’années, dont certaines ont été déjà exposées à Beyrouth, Londres et Berlin. Elles correspondent à un travail de déprise et de reprise à partir...

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