Le point de vue de... Opinion

Assassiner ce qui reste de l'esprit de Yalta

Assassiner ce qui reste de l'esprit de Yalta

D.R.

Loin de se suffire d'une stratégie de déstabilisation de sa voisine, la Russie s'est lancée dans une série de machinations en vue de démanteler l'Ukraine dès le lendemain même du renversement de son homme à Kiev, Victor Yanukovych, en février 2014.

Ce n'était pas la stratégie suivie lors de la première chute de Yanukovych début 2005. À l'époque, la mobilisation populaire du « premier Maïdan » (par référence à la place de l'indépendance, Maidan Nezalezhnosti) se faisait contre des élections truquées. Miner le régime issu de cette « révolution orange » pour reconduire l'Ukraine dans l'orbite russe restait la politique adaptée. Elle s'était même révélée fructueuse avec le retour de Yanukovych au pouvoir en 2010, après avoir remporté des élections reconnues comme « transparentes et honnêtes » par les observateurs de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE).

La recherche d'une voie semblable sera abandonnée avec le « second Maïdan ». Cet « EuroMaïdan » de 2014 a éclaté à la suite de la décision de Yanukovych de s'incliner au véto russe et ne plus signer l'accord d'association avec l'Union européenne. Pour Moscou, le renversement d'un président démocratiquement élu par ceux qui brandissent l'étendard de la démocratie libérale est un péché inexcusable d'autant plus que Vladimir Poutine est un homme d'appareil qui croit si peu à la démocratie.

Enivré de sa victoire rapide contre la Géorgie dans la guerre d'août 2008 – une intervention musclée qui a coupé court aux ambitions d'adhésion de Tbilissi à l'alliance de l'Atlantique-Nord –, Poutine ne cherchera plus à épargner le calice à l'Ukraine. Loin de se rassasier de l'annexion de la Crimée ou de se contenter de la séparation du bassin du Donbass, ces deux amputations à l'Ukraine d'un territoire national et d'une population n'étaient qu’un prélude à une guerre de démantèlement total, où deux sœurs slaves orientales et orthodoxes, la Russie et la Biélorussie, s'en prennent à l'existence séparée de la troisième.

Les Romanov se désignaient tsars de toutes les Russie. Dans cette perspective, les différentes Russie, de Moscovie la plus grande aux deux Russie noire et blanche, à la Russie rouge dite aussi Basse-Russie ou Petite-Russie (Malorossiya) et correspondant à une large partie de l'Ukraine d'aujourd'hui, puisent toutes dans un patrimoine ancestral commun : la Rus de Kiev, premier royaume converti au christianisme orthodoxe dans le monde slave oriental.

Mais cette célébration de l'antériorité de Kiev allait mal tourner, envenimant par la suite les relations entre les slaves orientaux. C'est que, pour les nationalistes d'Ukraine, les moscovites ne sortirent jamais indemnes de la période prolongée du joug tatare et sont devenus des « asiastes » étrangers à la civilisation européenne. D'où le slogan russophobe « Dieu merci, je ne suis pas Moscal ». D'où aussi le sobriquet dénigrant les Russes comme des boucs en ukrainien ou « Katsapi » (dérivé, via le turc, de kassab ou boucher en arabe). En contrepartie, pour les Grands-Russes, les Ukrainiens ne peuvent former une nation à part. Ces « Khokhols » ne sont que des Russes à leur gré ou à leur insu. Le nationalisme ukrainien n'est à la base que trahison et ingratitude.

Faute de savoir gérer le narcissisme des petites différences entre les peuples frères, cette fraternité slave orientale va sombrer dans le pur cauchemar, sonnant le glas de tout un ordre mondial, établi en 1945 par Staline, Churchill et Roosevelt à Yalta... en Crimée. Les trois vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, et dans le but d'éviter une troisième, allaient s'entendre sur un « bureau politique » mondial, clef de voûte du système international. D'où l'idée des cinq permanents du Conseil de sécurité de l'ONU.

À Yalta, Joseph Staline préférait réduire les permanents de ce Conseil aux trois principaux vainqueurs de la guerre, mais Churchill va ajouter la France et Roosevelt la Chine. C'est pourtant Staline, peu connu pour sa passion pour l'Ukraine, qui a exigé l'obtention pour cette République soviétique ainsi que pour la Biélorussie voisine d'un statut de membre fondateur à l'ONU. Il voulait augmenter ses sièges dans l'assemblée générale. Or voilà que la Russie envahit le territoire de ce membre fondateur signataire. Quant au Conseil de sécurité il est paralysé depuis l'annexion de la Crimée en 2014.

Une nouvelle guerre froide ? Loin s'en faut. La guerre froide était rythmée par des crises et des détentes, par tout un dispositif mutuel pour protéger la coexistence pacifique. Elle restait froide sur le continent européen, et ne devenait chaude que dans les périphéries du système international (en Corée, au Vietnam ou à Angola).

L'image est renversée depuis les guerres de Yougoslavie et d'une manière irréversible à l'heure présente, où Poutine s'en prend par dessus tout à la tradition de « la paix d'abord » de Brest-Litovsk signée du temps de Lénine, à la notion de coexistence pacifique durant la guerre froide.

Poutine se croit synthèse du tsar Nicolas Ier, fossoyeur des révolutions de 1848 en Europe centrale et qui fut vaincu dans la guerre de Crimée (1853-1856), et de Yuri Andropov, symbole du dernier réchauffement de la guerre froide, mais surtout leader soviétique qui se méfiait du Parti en prêtant des valeurs messianiques à la KGB. En effet, l'histoire soviétique était aussi un va-et-vient entre la suprématie du Parti communiste et la mainmise de l'appareil sécuritaire. Staline avait humilié le Parti en déchaînant les bourreaux de l'appareil sécuritaire contre ses dignitaires. La déstalinisation après sa mort visait à soumettre cet appareil au Parti. Mais depuis Andropov et jusqu'à Poutine, une idée folle s'était fait chair : le parti a trahi la révolution (Andropov) ou la Mère Russie (Poutine), et le KGB (rebaptisé FSB) c'est la seule avant-garde. La dissolution du parti-État allait libérer l'appareil sécuritaire, l'ancienne Okhrana du tsar devenue après la Révolution la Tchéka des Bolcheviks. Les « tchékistes » sans le parti, devenus aussi des conspirationnistes sans idéologie, vont prendre le plein pouvoir avec Poutine et faire de la géopolitique appliquée leur jeu favori, au détriment de la liberté des peuples et du peu qui restait de la stabilité dans le monde. L'esprit de Yalta 1945 devenu vieux, ils vont préférer l'assassiner.

Loin de se suffire d'une stratégie de déstabilisation de sa voisine, la Russie s'est lancée dans une série de machinations en vue de démanteler l'Ukraine dès le lendemain même du renversement de son homme à Kiev, Victor Yanukovych, en février 2014. Ce n'était pas la stratégie suivie lors de la première chute de Yanukovych début 2005. À l'époque, la mobilisation populaire du...

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