Plus de deux ans plus tard, et en dépit de l’essoufflement de la « thaoura » du 17 octobre 2019, son cri de ralliement (« Kellon Yaane Kellon ») continue de résonner dans les esprits de nombreux Libanais qui, faute de se mobiliser dans la rue, restent convaincus que le changement passera nécessairement par la sortie d’un système politique verrouillé par le clientélisme et l’instrumentalisation des identités confessionnelles au profit d’un petit nombre. Certains d’entre eux ont aussi pris conscience qu’outre la crise bancaire et monétaire qui a plongé le pays dans l’abîme, le mal à l’origine de leur misère social était plus ancien et profond, et résidait notamment dans l’absence d’une véritable économie productive. Or, en réalité, ces deux dimensions sont plus liées qu’on peut le penser au premier abord et tiennent en grande partie à l’extrême financiarisation de l’économie libanaise.
La financiarisation peut être définie par le fait qu’une grande partie de l’économie est générée par les institutions financières et non par le commerce ou la production de marchandises, et que la richesse créée est utilisée pour acheter des obligations, des actions et des biens immobiliers, ou qu’elle est transférée à l’étranger ou vers diverses bulles spéculatives pour le seul profit à court terme.
Dans une interview accordée au magazine Counterpunch en juillet 2003, l’économiste Michael Hudson décrit la financiarisation comme « un retour à l’usure préindustrielle et à l’économie de rente du féodalisme européen... Son objectif n’est pas de fournir une formation de capital tangible ou d’élever le niveau de vie, mais de générer des intérêts, des commissions financières pour la souscription de fusions et d’acquisitions et des gains en capital qui reviennent principalement aux initiés, dirigés par les cadres supérieurs et les grandes institutions financières... Au lieu que la main-d’œuvre gagne plus, les gains horaires diminuent en termes réels ».
L’évolution récente de l’économie américaine constitue bien sûr l’un des exemples les plus remarquables de ce phénomène : sur le marché américain des actions, les transactions sont passées de 1 671 milliards de dollars (28,8 % du PIB) à 14 222 milliards de dollars (144,9 % du PIB) en une décennie (entre 1999 et 2000). Une envolée notamment consacrée sur le plan juridique par l’abrogation, en 1999, de la loi Glass-Steagall de 1933, qui prévoyait notamment la séparation des métiers de banque de dépôt et de banque d’investissement et le plafonnement des taux d’intérêt sur les dépôts bancaires. Une abrogation qui a notamment permis de légaliser la fusion de Citibank et Travelers Group pour créer une institution de 72 milliards de dollars.
Finance et oligopoles
Au Liban, la financiarisation de l’économie dans les années 1990 a fait des ravages sur un système économique déjà défectueux. S’il n’est un secret pour personne que le monopole est légal au Liban (articles 272 et 279 de la loi libanaise sur le commerce et le décret 34 du 5 août 1964), ce qui est moins connu, c’est à quel point cette législation a permis la constitution de nombreux oligopoles dans le tissu entrepreneurial libanais. Les données statistiques au Liban font défaut mais l’historien Fawwaz Traboulsi (Social Classes and Political Power in Lebanon, 2014) en fournit quelques-unes. Un millier d’importateurs sur 25 000 sont responsables de 90 % des importations libanaises. Ces puissants importateurs dominent le lobby des « organismes économiques » mis en place dans les années 1960 et connus pour s’opposer sans faille aux revendications des industriels et des travailleurs, aidant et favorisant la casse des syndicats à la fin des années 1990 lorsque de nouvelles formes de propriété du capital, les holdings, ont commencé à fleurir. Dans son ouvrage, Traboulsi en recense 38 parmi lesquelles Audi Holding, Azhari Family et F. Bassil Holding, qui possèdent respectivement Audi, BLOM et Byblos, les trois banques alpha détenant environ la moitié des actifs du secteur bancaire. Selon cet ouvrage, au début des années 1990, pour recapitaliser les banques dont les dépôts ont chuté de 12 milliards de dollars (1974) à 3,5 milliards de dollars (1987), le gouvernement a émis des bons du Trésor dont les intérêts variaient entre 20 % et 42,5 % afin d’augmenter leurs profits, faisant d’elles le pilier de l’économie, finançant l’État et constituant le principal spéculateur sur la dette publique. La dette interne de l’État s’est accumulée, son service représentant quelque 85 à 90 % des recettes budgétaires, tandis que les revenus des banques ont augmenté les bénéfices – et les parts de ces bénéfices – de leurs principaux actionnaires qui les ont utilisés pour acheter des biens. Le résultat ? Les prix ont gonflé, les salaires qui constituaient 35 % du PIB en 1997 en représentaient 25 % en 2012, alors même que le PIB augmentait de 50 % en termes réels. Selon le même ouvrage, 30 milliards de dollars de salaires ont été convertis en rémunération du capital de 1997 à 2012.
En somme, sous le règne de la financiarisation, le pouvoir des oligopoles au Liban s’est accru, la richesse privée grandement concentrée a spiralé, les syndicats ont été fragmentés et dominés, et les salaires ont stagné dans un contexte inflationniste de 1997 à 2012. L’inégalité des revenus est devenue extrême ainsi que l’inégalité des richesses. Selon la chercheuse Lydia Assouad, les 50 % les plus pauvres gagnaient en moyenne 330 dollars par mois contre respectivement 40 000 et 5 000 000 de dollars par mois pour les 1 % et 0,001% de Libanais les plus riches. Quant à l’inégalité des patrimoines, une étude de Credit Suisse publiée en 1993 estimait que 0,3 % des résidents (8 900 individus) possédaient à l’époque 48 % de la richesse privée du Liban.
Choix de société
Ceci est important car les gens peuvent avoir le pouvoir concentré dans les mains de quelques personnes ou ils peuvent avoir la démocratie. Mais ils ne peuvent pas avoir les deux comme l’a écrit le juriste américain Louis Brandeis (cité dans I. Dilliard, Mr. Justice Brandeis Great American, 1941). Les institutions démocratiques s’épanouissent lorsque les travailleurs et les classes moyennes ont leur juste part du PIB et que l’industrie et l’agriculture ne sont pas négligées au profit d’oligopoles financiers qui ne sont responsables que devant leurs principaux actionnaires – et dans le cas du Liban, des politiciens ou des personnes politiquement connectées (PEP) siégeant dans leurs conseils d’administration pour faire pression sur le gouvernement en leur nom et les obliger à servir leurs intérêts – sans aucune responsabilité envers leurs employés qui ont peu ou pas d’actions. En raison de la financiarisation et de la porte tournante entre les oligopoles et le gouvernement, le pouvoir qui vient du peuple est canalisé vers un très petit groupe d’oligarques.
Dès lors, au-delà de la question des innombrables réformes économiques, sociales et sociétales à entreprendre, l’enjeu des prochaines élections législatives réside aussi dans ce choix de société : faut-il continuer sur cette voie qui nous a menés au gouffre tant en termes d’efficacité économique que de justice sociale ? Car, comme le souligne Thomas Piketty dans un article publié en 2014 dans la revue Science, bien qu’une « certaine inégalité soit nécessaire à la croissance, une inégalité extrême peut nuire à la croissance, réduire la mobilité sociale et conduire à la capture des institutions démocratiques ».
Par Hilda KAMMOUN
Économiste. Dernier ouvrage : « The Great Divide » (2022).
commentaires (11)
J’adoooore ces intellectuels qui pondent des articles savants à posteriori de la crise alors qu’aucun d’eux ne l’avait vu venir. Je rigole d’avantage lorsqu’on nous parle d’économie productive dans un pays où il n’y a pas d’Etat ni de Justice et qui est menacé à tout instant d’une guerre destructrice comme celle de 2006. Il faut être fou pour investir au Liban un argent bien acquis évidemment
Lecteur excédé par la censure
12 h 20, le 20 février 2022