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Moyen-Orient - Éclairage

Pour entrer dans les zones kurdes en Syrie, les déplacés arabes doivent montrer patte blanche

Les Forces démocratiques syriennes (FDS), largement dominées par le YPG, une milice kurde qui contrôle d’importants territoires dans le nord-est de la Syrie, imposent désormais aux déplacés arabes de toutes les régions du pays une carte d’expatrié pour entrer ou rester dans les régions sous leur contrôle.

Pour entrer dans les zones kurdes en Syrie, les déplacés arabes doivent montrer patte blanche

Des combattants des Forces démocratiques syriennes (FDS) dans la ville de Baghouz, située dans la province de Deir ez-Zor. Photo d’archives AFP

« Je me suis senti comme un citoyen de seconde zone. Je viens de la même région, Raqqa et Hassaké font partie de mon pays et de ma patrie », déplore Zaïn el-Abidine, habitant de Deir ez-Zor, ville de l’Est syrien tenue par le régime de Bachar el-Assad. Il y a quelques jours, ce journaliste et militant de 34 ans effectuait les près de trois heures de route qui séparent son domicile de la ville de Raqqa, contrôlée par les Forces démocratiques syriennes (FDS), largement dominées par la milice kurde des YPG tenant d’importants territoires dans le nord-est de la Syrie. Un trajet qu’il a l’habitude de faire et qui lui était ce jour-là indispensable. Atteint d’une bronchite, le jeune homme était contraint de se déplacer pour consulter un médecin, en l’absence de services effectifs dans sa ville. À l’arrivée au checkpoint de Raqqa tenu par les FDS, l’entrée lui a cependant été refusée sous le motif qu’il ne disposait pas de carte d’expatrié.

« J’étais très en colère, confie Zaïn el-Abidine. J’étais dans un sale état, je respirais difficilement et ma toux était sévère. » Bloqué, le journaliste a finalement fait appel à l’un de ses amis de Raqqa qui l’a emmené dans la ville à travers la campagne où ils ont pu passer un poste de contrôle militaire. Depuis l’entrée en vigueur de la carte d’expatrié, d’autres habitants de Deir ez-Zor s’éloigneraient discrètement des checkpoints pour entrer en zone kurde « par des routes de contrebande », rapporte Zaïn el-Abidine. Contacté par mail, le service de presse de l’Administration autonome du Nord-Est syrien (Aanes) n’a pas répondu aux sollicitations de L’Orient-Le Jour.

Des raisons de sécurité

Fin décembre, les autorités locales des FDS ont imposé aux déplacés arabes (terme employé pour faire référence aux déplacés syriens non kurdes) entrant ou résidant dans les zones sous leur contrôle de se doter d’une carte d’« expatrié ». Un laissez-passer à renouveler tous les 6 mois, qui a suscité une vive polémique dans la région. Dans un communiqué publié le 15 janvier, les FDS ont justifié leur décision par le fait que de nombreux déplacés intérieurs avaient perdu leurs documents personnels après avoir fui la guerre ou le terrorisme. L’introduction de cette mesure vise ainsi, selon le texte, à les doter de documents légaux leur permettant de bénéficier des mêmes droits que les autres citoyens. Également introduite pour des raisons de sécurité, l’objectif de cette carte serait de lutter contre le danger posé par les cellules dormantes de l’État islamique (EI), face à l’utilisation par les jihadistes de fausses cartes d’identité syriennes pour pénétrer dans les zones tenues par les FDS.

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Si cette décision a été mise en œuvre le mois dernier à Hassaké, Zaïn el-Abidine indique cependant que ce type de mesure n’est pas nouveau. « Le système a été introduit pour la première fois après que les FDS ont pris le contrôle de la ville de Raqqa et expulsé l’État islamique de grandes parties du gouvernorat de Deir ez-Zor, dans les zones à l’est de l’Euphrate, en particulier à la fin de 2018, lorsque des procédures ont été imposées à chaque déplacé arabe voulant entrer dans les villes de Raqqa et d’al-Thawra », raconte-t-il. Lancée en juin 2017 par les FDS avec le soutien de la coalition internationale menée par les États-Unis, la bataille de Raqqa visait à reprendre la ville la plus importante contrôlée par les jihadistes de l’EI en Syrie. Après quatre mois de combats, les FDS étaient finalement parvenues le 17 octobre à reprendre la cité, largement tombée en ruine.

Au-delà de la menace jihadiste, cette carte semble aussi viser à « atténuer l’infiltration des agents de Bachar el-Assad, iraniens et turcs qui pénètrent de plus en plus facilement dans la région », observe Abdulla Hawez, un chercheur spécialisé dans les affaires kurdes et régionales. Si les FDS appellent, lors des incursions turques dans la région, le régime de Bachar el-Assad à la rescousse afin qu’il les aide à lutter contre leur ennemi commun, les deux alliés de circonstance se disputent les mêmes territoires, alors que le pouvoir cherche à imposer de nouveau son autorité sur l’ensemble du pays. De son côté, Ankara a mené plusieurs opérations dans le nord de la Syrie pour repousser les Kurdes de la région, craignant que les YPG – considérées comme une branche syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), classé terroriste par la Turquie – se servent de leurs positions comme d’une base arrière pour cibler le pays voisin.

Changement du tissu social

Pour de nombreux habitants, les raisons avancées par les forces kurdes pour mettre en place cette carte ne sont qu’un prétexte pour pérenniser leur contrôle sur la région. Déjà en 2015 puis à l’hiver 2016, L’Orient-Le Jour rapportait que des centaines de milliers de personnes parmi les populations arabes avaient été chassées des zones tombées sous contrôle des Kurdes. Ce déplacement forcé de populations sunnites avait été documenté par des ONG et vivement critiqué par certaines instances internationales, après des accusations contre les Kurdes allant de crimes de guerre à un véritable nettoyage ethnique.

Si les FDS ont pris le contrôle de zones à majorité arabe, telles que des territoires situés dans le gouvernorat de Deir ez-Zor et la ville de Raqqa, d’autres sont majoritairement peuplées de Kurdes, à l’instar du gouvernorat de Hassaké. La venue de déplacés arabes dans cette province ferait alors craindre aux FDS un changement au sein du tissu social. « De plus en plus de Kurdes vendent leur propriété avec l’objectif d’émigrer vers l’Europe », dit Zaïn el-Abidine. En parallèle, « les Syriens, pour la plupart arabes, venant des zones du régime ont acheté de nombreuses terres, en particulier dans la région de Jazira (province de Hassaké), ce qui a sérieusement fait pencher l’équilibre démographique de la région », observe Abdulla Hawez. En décidant d’accorder ou non cette carte d’expatrié, les forces kurdes peuvent ainsi limiter l’installation de nouveaux venus arabes.

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Les prérequis pour obtenir ce document pourraient en outre décourager les habitants. « Les déplacés intérieurs ou ceux qui migrent des zones contrôlées par le régime et qui décident de vivre dans les zones urbaines sous contrôle des FDS doivent avoir un “parrain”, ce qui signifie qu’ils doivent connaître quelqu’un sur place pour pouvoir obtenir la carte d’expatrié », observe Abdulla Hawez. Le demandeur doit également présenter une copie de sa pièce d’identité ainsi que de son contrat de location. Le parrain est, quant à lui, alerté de chaque écart commis par le titulaire de la carte et doit en porter l’entière responsabilité, une condition qui pourrait en dissuader plus d’un. « Je n’arrive tout simplement pas à trouver un parrain, le temps presse, les procédures de traitement sont très longues », s’inquiète Zaïn el-Abidine. À cela s’ajoute le népotisme courant dans la région, alors que « les personnes bien connectées aux FDS ou à leur administration obtiennent la carte facilement, ou n’ont même pas besoin de l’avoir », dénonce Hussam el-Qas, directeur du Réseau assyrien pour les droits de l’homme vivant à Erbil, capitale de la région kurde d’Irak.

Selon plusieurs sources locales, cette mesure serait plus particulièrement dirigée – en filigrane – contre les habitants originaires de Deir ez-Zor, dont une grande partie travaille ou habite dans les gouvernorats de Raqqa et de Hassaké. Si les raisons de ce ciblage divergent, « certaines personnes l’attribuent à une ancienne sensibilité entre les résidents arabes de Deir ez-Zor et une partie de la population kurde de Hassaké », rapporte Hussam al-Qas. Face aux difficultés d’obtenir la carte, beaucoup de déplacés intérieurs originaires de Deir ez-Zor craignent pour leur vie, alors qu’une grande partie d’entre eux a fui les parties de la province tenues par le régime en raison du harcèlement des groupes pro-Téhéran. Leur peur est d’autant plus grande qu’ils n’ont aucune information sur la date à laquelle ils seront expulsés s’ils ne possèdent pas la carte d’expatrié.

Plus largement, l’ensemble de la région de Deir ez-Zor est marginalisée sur le plan socio-économique, rapportent les habitants. Nombre d’entre eux se rendent par exemple à Hassaké pour poursuivre leurs études supérieures, aller à l’hôpital et acheter certaines denrées alimentaires. « Les FDS contrôlent une partie de la province de Deir ez-Zor depuis 2017 et n’ont rien fait pour améliorer notre qualité de vie. Il y a toujours des villes et des villages sans eau et sans services », dénonce Zaïn el-Abidine.

« Je me suis senti comme un citoyen de seconde zone. Je viens de la même région, Raqqa et Hassaké font partie de mon pays et de ma patrie », déplore Zaïn el-Abidine, habitant de Deir ez-Zor, ville de l’Est syrien tenue par le régime de Bachar el-Assad. Il y a quelques jours, ce journaliste et militant de 34 ans effectuait les près de trois heures de route qui séparent son...

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