
Le port de Beyrouth après la double explosion du 4 août 2020. Photo Anwar Amro
Plusieurs questions se posent après les propos tenus dimanche par le président de la République, Michel Aoun. Le chef de l’État a affirmé que la question de la compétence du juge d’instruction près la Cour de justice, Tarek Bitar, pour poursuivre les ministres mis en cause dans l’enquête sur la double explosion au port de Beyrouth (4 août 2020) pourrait être discutée et tranchée lors d’une prochaine séance parlementaire. « Soit la majorité des députés décidera que le juge d’instruction a le droit de mener les procédures, soit la compétence concernant le jugement des ministres, députés et responsables sera limitée » à la Haute Cour de justice, avait-il précisé à un média qatari.
Le Parlement est-il en droit de décider lui-même de la question de sa compétence ? Si, le cas échéant, il se juge compétent, quelles seraient les conditions pour qu’il entame des poursuites contre les responsables mis en cause ? Comment sa démarche pourrait-elle alors s’accorder avec le processus d’enquête engagé depuis février par M. Bitar ?
La Chambre des députés a-t-elle le pouvoir de se saisir d’office ?
« Seul le juge d’instruction près la Cour de justice peut déférer à la Chambre le dossier lié aux ministres », martèle Saïd Malek, spécialiste en droit public, soulignant que « ce n’est que dans ce cas que le Parlement pourrait prendre la décision d’entamer des poursuites contre ces responsables devant la Haute Cour de justice chargée de juger les présidents et les ministres ». « Seul le juge d’instruction près la Cour de justice peut, au cours de son enquête, juger si les actes reprochés aux ministres sont délictueux ou s’ils relèvent plutôt de manquements aux devoirs de leurs charges », affirme-t-il. « Usurper les prérogatives du juge d’instruction et empiéter sur son pouvoir constituerait pour le Parlement une violation du principe de la séparation des pouvoirs », met en garde M. Malek. Rizk Zgheib, avocat et maître de conférences à la faculté de droit et de sciences politiques de l’Université Saint-Joseph, affirme dans le même esprit que le Parlement ne peut pas se pencher sur le dossier. « Le juge d’instruction s’est déjà considéré comme compétent puisqu’il a initié l’affaire, mené des audiences et mis en cause les ministres », note-t-il. Il ajoute que « tant que la Cour de cassation ne décide pas du contraire, M. Bitar pourra rester en charge du dossier ».
Si, malgré tout, la Chambre des députés veut engager des poursuites contre les ministres, quels seraient le quorum et la majorité requis ?
Il faut qu’un cinquième des membres présente une pétition en ce sens à la Chambre. Ce chiffre est déjà assuré, sachant que 26 parlementaires appartenant au mouvement Amal, au Hezbollah et au courant du Futur avaient signé en juillet dernier une pétition pour enclencher le processus, mais celle-ci n’avait plus fait son chemin. Certains députés s’étaient en effet rétractés sous la pression d’une grande partie de la population qui avait décrit le document comme « la pétition de la honte ».
Pour étudier la pétition, il faut d’abord assurer un quorum de présence équivalant à plus de la moitié des députés qui composent la Chambre, soit 65 parlementaires (en temps normal, sachant que les parlementaires ne sont plus au nombre de 128 mais de 116). Quant au vote en faveur de la pétition et de la formation d’une commission d’enquête parlementaire, les spécialistes divergent sur la majorité requise : Rizk Zgheib et Paul Morcos, directeur du cabinet Justicia, affirment qu’elle est de 65. Mais Saïd Malek estime que la loi n’impose qu’une majorité absolue des présents, c’est-à-dire que seul est exigé le vote de la moitié plus un des présents. À titre d’exemple, dans le cas où 65 députés se trouveraient dans l’hémicycle, le vote de 33 députés suffirait. M. Malek déplore dans ce cadre « l’arrangement » qu’essaient de conclure les parties au pouvoir pour empêcher les poursuites contre les responsables politiques. Un arrangement dont l’objectif est d’obtenir la participation du bloc aouniste à une séance parlementaire consacrée au vote lié à la pétition. « En assistant à la séance, le Courant patriotique libre pourrait assurer le quorum de présence et favoriser l’adoption de la pétition revendiquant la compétence de la Haute Cour de justice, même si ses membres se prononcent contre cette pétition », avertit-il, persuadé qu’un troc politique est en train d’être préparé en coulisses.
Dans le cas d’un vote favorable à la pétition, les membres de la commission d’enquête parlementaire établiront un rapport dans lequel ils recommanderont ou non de déférer les ministres concernés devant la Haute Cour de justice. Pour que la mise en accusation soit enclenchée, il faudra qu'une majorité des deux tiers des membres de la Chambre, le décide. Un nombre difficile à obtenir, vu la convergence d’intérêts de diverses parties représentées au Parlement. Paul Morcos note dans ce sillage que la Haute Cour, formée de 8 magistrats et 7 députés, devra rendre un jugement signé au minimum par 10 de ses 15 membres.
Qu’en sera-t-il de l’enquête menée par Tarek Bitar si le Parlement s’arroge la compétence de poursuivre les responsables politiques ?
« Le juge d’instruction peut rester attaché à sa compétence, d’autant que, d’une part, il a la main sur le dossier et que, d’autre part, le Parlement n’a pas à ce jour amorcé un processus qui pourrait mettre en cause les ministres concernés », affirme M. Morcos. De surcroît, ajoute-t-il, le juge Bitar considère qu’il s’agit de crimes pénaux, relevant donc du seul ressort de la justice ordinaire, en l’espèce la Cour de justice et lui-même. Dans pareil cas, on sera face à « un conflit de compétence positive », explique le juriste, en référence à la situation où deux autorités se déclarent compétentes sur un même dossier. « Ce conflit sera alors tranché par l’assemblée plénière de la Cour de cassation », indique-t-il.
Rizk Zgheib estime, pour sa part, qu’il n’y aurait pas lieu de statuer sur un tel conflit. « Considérant que les actes reprochés ne relèvent pas de l’article 70 de la Constitution qui confère à la Haute Cour de justice la charge de statuer sur les manquements aux devoirs de ministre, et tant qu’il n’est dessaisi par aucun tribunal, le juge Bitar voudra garder ses prérogatives. Si le Parlement juge de son côté que l’article 70 s’applique sur ces actes, il pourra ouvrir une enquête supplémentaire », indique-t-il, se demandant toutefois sur la base de quels éléments la commission parlementaire pourrait mener ses investigations. « La commission ne pourra pas demander au juge de lui fournir le dossier de son enquête », déclare à cet égard M. Zgheib, évoquant « le secret de l’instruction et la séparation des pouvoirs ».
JE N.OSE PLUS M,EXPRIMER LIBREMENT. SINON CENSURE.
13 h 49, le 07 décembre 2021