On le sait, les jeunes sont partis ou tentent coûte que coûte de quitter le Liban. Les médecins ont pris le large, les infirmières ont trouvé de meilleurs salaires dans d’autres contrées, les enseignants ont préféré transmettre leur savoir à d’autres enfants et étudiants, et le reste est en train de suivre. Chaque Libanais qui a l’opportunité ou la chance de fuir son pays le fera sans sourciller. Il brisera ses chaînes et ira trouver la liberté ailleurs, son avenir ailleurs. Aujourd’hui, très peu de Libanais sont restés par choix. La plupart de ceux qui sont encore pris en otage ne savent pas comment partir ou ne peuvent pas le faire. Les étudiants essaient de trouver des ONG pour les aider à poursuivre leurs études. D’aucuns, un boulot payé en fresh, quel que soit le montant du salaire. Et les autres meurent à petit feu en tentant de joindre les deux bouts. Et chaque jour, on dit au revoir à ceux et celles qui ont eu les moyens de leur politique. Un passeport, une offre d’emploi, une aide quelconque ou tout simplement la recherche d’une nécessaire stabilité.
Et cette fuite des cerveaux profite aux autres pays. Les connaissances, les services, la créativité, l’intelligence et le professionnalisme des Libanais ont pris leur envol partout. Et là où on va aujourd’hui, on croise des Libanais. On entend parler libanais. On respire libanais. Que ce soit à Paris, à Dubaï, aux États-Unis, à Athènes, à Chypre, au Caire, dans les pays du Golfe, en Afrique, à Berlin, à Genève, à Londres. Nous sommes partout, sauf dans notre pays. Et c’est dingue. On tombe les uns sur les autres. « Tu es là ? » Question récurrente dont la réponse est évidente. « Pour de bon ? » Oui… Et dans la voix de nos interlocuteurs, on entend valser ensemble rage et chagrin. Colère et désabusement. On les écoute parler du pays, dire combien ils le détestent, combien ils sont anxieux à l’idée d’y rentrer pour les fêtes. Combien ils sont inquiets pour leurs parents, leurs proches. On les écoute raconter qu’ils ont tout perdu, que le Liban, c’est fini pour eux. On les écoute nous parler des difficultés qu’ils traversent, de cette solitude dans laquelle ils se trouvent, de cet arrachement dont ils ont du mal à se remettre. De ces souvenirs qui les hantent. De cette vie d’avant qui ne reviendra pas. Des amis qu’ils ont laissés derrière et qui leur manquent. Du fait qu’ils ne regardent plus les nouvelles ou les réseaux sociaux, qu’ils ne cherchent plus à savoir ce qui se passe « là-bas ». Et de cette terrible fatalité qui s’est abattue sur eux parce qu’ils savent qu’ils ne reviendront pas. Et malgré le fait qu’ils ont trouvé un boulot, qu’ils ont réussi à continuer leur carrière ou leurs études, leurs yeux sont embués de larmes. Une fois leur amertume crachée et leur douleur exprimée, ils commencent à parler de ce qu’ils font. Du plaisir qu’ils ont recouvré dans leur travail, de leurs accomplissements, du mobilier qu’ils viennent d’acheter pour pas cher chez Ikea, de la qualité de la nourriture, de la kebbé qu’ils ont appris à cuisiner; du fait qu’il pleut mais qu’ils s’en foutent, que les transports en commun sont pratiques ; qu’ils ont rencontré d’autres Libanais; qu’ils courent le matin sur les rives de la Seine ; qu’ils profitent de la douceur du climat : qu’ils trouvent les médicaments dont ils ont besoin. Ils sourient en disant qu’ils ont l’électricité et l’eau en permanence. Qu’ils ont perdu leurs réflexes de recharger leurs téléphones et leurs ordinateurs avant la nuit, qu’ils ont retrouvé leur sérénité perdue ; que l’anxiété s’est un peu effilochée ; qu’ils ont à nouveau des perspectives d’avenir. Que leurs cours sont intéressants, que les profs sont compréhensifs, que leurs camarades de classe sont empathiques et surtout sidérés par leur vie d’avant et qu’ils commencent enfin à voir une lueur au bout du tunnel.
Nous savons rebondir, c’est un fait. Nous savons nous acclimater à la culture du pays dans lequel nous avons choisi (ou pas) de nous installer. Nous savons capitaliser le meilleur qui s’offre à nous. Nous savons retomber sur nos pieds, certes, mais cette fois, nos pieds sont amputés. Amputés d’un pays qui ne sera plus jamais le même.
Chroniqueuse, Médéa Azouri anime depuis plus d’un an avec Mouin Jaber « Sarde After Dinner », un podcast où ils discutent librement et sans censure d’un large éventail de sujets, avec des invités de tous horizons. Tous les dimanches à 20h00, heure de Beyrouth.
Épisode du 28 novembre avec Kamal Mouzawak :
https://youtu.be/OPqleB8_gks
commentaires (5)
On peut le quitter ce pays, mais jamais on ne l'oublie, on ne l'habite plus mais c'est lui qui nous habite.
Politiquement incorrect(e)
20 h 22, le 03 décembre 2021