Critiques littéraires

Une passeuse de cultures

Conservatrice générale du patrimoine, spécialiste des arts de l’islam, aujourd’hui présidente du musée Guimet, Sophie Makariou se raconte, et avec elle la violence de notre époque.

Une passeuse de cultures

© Didier Plowy

Le Partage d’Orient de Sophie Makariou, Stock, 2021, 300 p.

Sophie Makariou est chypriote. Et l’on pourrait s’arrêter là. Plus exactement, elle est française, née en 1967 dans une famille « mixte », mère bretonne et père chypriote, installé en France depuis 1946, français depuis 1956, et architecte. Mais elle se sent « de son île » par toutes les fibres de son être, depuis qu’à l’âge de 6 ans elle y est allée pour la première fois. Une découverte, un enchantement, un paradis... perdu.

Dès l’année suivante, 1974, le drame frappait : après un certain nombre de provocations réciproques, de violences entre les deux communautés cohabitant à Chypre, tant bien que mal, depuis toujours, Grecs orthodoxes et Turcs musulmans, le président chypriote, Monseigneur Makarios, est renversé par un coup d’État téléguidé, depuis Athènes, par les colonels qui soumettaient leur pays à une féroce dictature depuis 1967. L’armée turque intervenue, s’ensuit une lutte sanglante intense, qui verra la défaite des Grecs, entraînant la chute des militaires à Athènes mais aussi la partition de Chypre en deux États : la République grecque, au Sud, reconnue par toute la communauté internationale et membre de l’Union européenne, et la République turque du Nord, à partir de 1983, reconnue seulement par Ankara. La situation perdure encore aujourd’hui. Outre les morts et les déplacés, le conflit a causé, ainsi qu’on le méconnaît ou qu’on l’a oublié, des dommages irréparables au patrimoine chypriote : églises saccagées, objets d’art détruits ou volés, cimetières chrétiens profanés, expropriés, effacés… La famille Makariou, elle, qui vivait de part et d’autre de la nouvelle frontière, est directement touchée. Le père de Sophie ne s’en remettra jamais.

Dès 7 ans, la petite fille, précoce, avait compris bien des choses. Elle ne les oubliera pas. De même qu’elle ressentira plus tard, viscéralement, la guerre au Liban, marquée par la ligne de fracture entre Beyrouth-Est et Beyrouth-Ouest, laquelle passait tout près du Musée national, durement éprouvé, les attentats du World Trade Center, et la destruction généralisée, par les mêmes islamistes fanatiques, de trésors du patrimoine archéologique universel : Palmyre, Ninive, Mossoul, ou les bouddhas de Bamiyan, victimes des « premiers talibans », déjà.

S’il faut chercher les racines d’une vocation, celle de conservateur du patrimoine en l’occurrence, n’allons pas plus loin. Sophie Makariou consacre sa vie à la préservation et à l’étude des arts orientaux (au sens large). Arabisante, elle s’est spécialisée dans les arts de l’islam, dont elle a dirigé le département au Louvre avant de piloter la création du magnifique pavillon qui leur est dédié, imaginé par l’architecte marseillais Rudy Ricciotti, lui-même « fou d’Orient », puis de prendre, en 2013, la présidence du musée des Arts asiatiques-Guimet. Notons aussi que le pays qu’elle connaît le mieux, où elle s’est le plus souvent rendue au cours de ses études et après, c’est… la Turquie, persuadée que la culture ne devrait pas être victime de la politique et de la folie des hommes. L’époque, hélas, n’a guère de quoi la rassurer. Sophie Makariou raconte, par exemple, comment elle n’a pas vécu en direct les attentats du 11-Septembre, alors en Crète et coupée de tout. Le choc en retour, le lendemain, n’en fut que plus violent. C’est juste après que fut annoncé le projet du département des arts de l’islam, au Louvre. L’intelligence, le courage, le dialogue, triomphant de la barbarie.

« Ce que l’on fait aux images, on le fait aux hommes », écrit l’auteur, dans ce livre grave et poétique où se mêlent autobiographie, réflexion géopolitique, érudition, avec des passages plus intimes. Un livre d’écrivain.


Le Partage d’Orient de Sophie Makariou, Stock, 2021, 300 p.Sophie Makariou est chypriote. Et l’on pourrait s’arrêter là. Plus exactement, elle est française, née en 1967 dans une famille « mixte », mère bretonne et père chypriote, installé en France depuis 1946, français depuis 1956, et architecte. Mais elle se sent « de son île » par toutes les fibres de son être,...

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