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Moyen-Orient - Éclairage

Dix ans après le massacre de Maspero, l’impunité bat toujours son plein

Le 9 octobre 2011, l’armée égyptienne réprimait dans le sang une marche rassemblant majoritairement des coptes qui protestaient contre l’incapacité des autorités à enquêter sur l’incendie d’une église à Marinab, dans le gouvernorat d’Assouan.

Dix ans après le massacre de Maspero, l’impunité bat toujours son plein

Des Égyptiens allument une bougie en souvenir de ceux qui ont été tués lorsque les forces de sécurité ont violemment écrasé une manifestation majoritairement chrétienne copte devant le bâtiment de la télévision d’État (Maspero) au Caire, le 9 octobre 2013. Khaled Desouki/AFP

Ce jour-là, Ramy Yaacoub n’avait pas prévu de sortir. Engagé sur tous les fronts, dans la rue quand il n’est pas en réunion, activiste et acteur politique, il pensait, pour une fois, passer son tour. La marche rassemblerait beaucoup de monde et ne manquerait pas d’attirer l’attention. Il pouvait se permettre de faire une pause, de rester chez lui pour boucler des dossiers, à quelques semaines des élections législatives. À l’époque, il était membre du bureau politique au sein du parti des Égyptiens libres, une formation libérale et laïque fondée le 3 avril 2011, dans le sillage de la révolution du 25 janvier. L’homme, qui n’avait pas 30 ans, œuvrait comme directeur de campagne pour les circonscriptions du Caire-centre, de Suez et de la mer Rouge. Près d’une quinzaine de ses collègues dans la direction du parti avaient décidé de se rendre sur les lieux de la contestation, tout comme sa petite amie d’alors, qu’il devait retrouver après. Mais les choses allaient prendre une autre tournure.

Nous sommes le 9 octobre 2011. Il est 16h. Dans le quartier de Shubra, au nord du Caire, là où vivent de nombreux chrétiens coptes, près de 10 000 manifestants principalement issus de cette communauté se dirigent vers Maspero, le bâtiment de la télévision d’État. C’est la deuxième mobilisation de ce genre en moins d’une semaine. Dans le collimateur des contestataires, l’incapacité des autorités à enquêter sur l’incendie d’une église à Marinab, dans le gouvernorat d’Assouan, au sud du pays. Avec une revendication : la destitution du gouverneur de la province en question qui, comme pour se dédouaner, a prétexté que l’édifice religieux aurait été construit sans permis.

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Dix ans plus tard, Ramy Yaacoub – aujourd’hui directeur exécutif du Tahrir Institute for Middle East Policy – se souvient des tweets de sa compagne relatant en direct les événements sur le terrain ; d’avoir eu peur en lisant certains d’entre eux avant que d’autres, plus rassurants, ne leur succèdent. Jusqu’au moment où tout s’accélère, où le réseau social est inondé de publications décrivant des scènes de bagarres et de passages à tabac. Où le dernier post de sa petite amie ressemble à un « tas de lettres ». « Pas un seul véritable mot. Comme si elle tapait à la va-vite. Je l’ai appelée, mais elle ne répondait pas. J’ai recommencé, son téléphone était éteint », dit-il.

Sans réfléchir, Ramy Yaacoub se saisit de son sac à dos, déjà prêt, pourvu en kits médicaux, masques à gaz et caméras. Depuis le début de la révolution, le jeune homme a appris à anticiper, garde en mémoire les scènes de confrontation entre forces de sécurité et manifestants et sait qu’il faut être paré en toutes circonstances. « En temps normal, avec un trafic plutôt modéré, ça m’aurait pris 30 ou 35 minutes pour rejoindre Maspero. Mais cette fois-là, j’y suis arrivé en une dizaine de minutes. Je conduisais comme un fou furieux, se rappelle-t-il. Alors que je traverse la place Abd el-Menim Riad, je vois à ma droite des chars et des véhicules qui foncent dans la foule. Je décide de laisser ma voiture au milieu de la rue, et je cours vers Maspero. » Sans s’en rendre compte, tandis qu’il part à la recherche des siens tout en répondant aux appels téléphoniques, il se retrouve dans la gueule du loup. « J’étais en fait en train de courir vers les Forces de la sécurité centrale ! Les gens les fuyaient et moi j’allais vers eux ! » dit-il. À quelques mètres de lui, une silhouette affolée et munie d’une bombe lacrymogène lui fait face. C’est un soldat; il lui tire dessus. D’abord livré à lui-même, effondré sur le sol, quelqu’un fait soudain irruption pour lui venir en aide. Il l’attrape par le sac à dos, le tire hors de la fumée. « Il n’arrêtait pas de me demander pour quel média je travaillais. Il s’appelait Moustapha, un journaliste », dit Ramy Yaacoub. Ce soir-là, alors que les coups de feu font rage, les deux hommes se serrent les coudes et filment ensemble la violence des confrontations. Ramy Yaacoub parvient à avoir des nouvelles de sa petite amie, saine et sauve.

Mascarade

Le 9 octobre commémore un jour d’horreur au cours duquel l’armée égyptienne a tué, il y a dix ans, 27 citoyens et en a blessé 327 autres, coptes dans leur grande majorité. Si cette tragédie s’inscrit dans le cadre d’une longue histoire de discriminations antichrétiennes contre une communauté qui représente entre 8 et 10 % de la population, le massacre de Maspero revêt une symbolique particulière. Il constituait jusqu’alors l’épisode le plus sanglant dans le pays depuis la chute de Hosni Moubarak le 11 février et l’arrivée officielle au pouvoir du Conseil suprême des forces armées (CSFA). Les attaques contre les coptes, leur intégrité physique, leurs lieux de culte et leurs biens sont d’habitude tristement banals, l’armée et la police s’illustrant par leur manque de réactivité et galvanisant ainsi les manifestations d’hostilité. Avec le massacre de Maspero en revanche, les forces de sécurité ont délibérément réprimé un rassemblement copte. « Collectivement, pour les coptes en Égypte et dans la diaspora, c’est un grand traumatisme, aggravé par le fait que Abdel Fattah al-Sissi était le chef des services de renseignements militaires à l’époque et qu’il s’agissait d’une attaque de l’armée égyptienne et d’autres personnes contre des coptes qui manifestaient pacifiquement, commente Lindsay Griffin, directrice du développement et du plaidoyer au sein de l’organisation Coptic Solidarity. À quoi s’ajoute le fait que ce crime n’a jamais été officiellement reconnu et qu’il n’y a pas eu de justice. » Pour beaucoup de coptes, les enquêtes officielles relèvent surtout de la mascarade. À ce jour, seuls deux soldats de rang inférieur ont été reconnus coupables d’homicide involontaire et continuent de servir dans leurs unités respectives.

Le massacre de Maspero peut, indéniablement, être mis sur le compte de la violence d’État. Celle-ci se conjugue cependant à un racisme ordinaire, enflammé par certains médias proches du pouvoir, par des discours sectaires et bigots issus des rangs de groupes salafistes et par des préjugés sociaux. Le jour du drame, une présentatrice de télévision avait même eu l’audace d’appeler en direct « tous les honorables citoyens » à descendre dans la rue pour défendre l’armée d’« assaillants coptes ».

« Il y avait tous ces gens ordinaires qui ont débarqué et qui voulaient se battre avec ce qui restait de la contestation. Certains lançaient des pierres contre les manifestants, traitaient les coptes de “mécréants” ou de “chiens” », décrit Ramy Yaacoub, qui ne cache pas son indignation à l’évocation d’attaques similaires, quelques jours après le massacre, contre le cortège funèbre du révolutionnaire Mina Daniel, tué à Maspero. « Il voulait que la procession ait lieu sur la place Tahrir (épicentre de la révolution). Et des gens sont venus jeter des pierres. Pourquoi? » feint-il de s’interroger, avant d’insister sur le fait que les participants au cortège venaient d’horizons religieux et politiques divers.

Le CSFA, de son côté, n’hésitera pas à réduire publiquement Maspero à une série « d’affrontements entre musulmans et chrétiens », balayant d’un revers de main la responsabilité des soldats qui tiraient à balles réelles sur les gens, des blindés qui écrasaient la foule, des médias qui incitaient à la haine.

Être copte en Égypte

Vivian Magdy avait 23 ans à l’époque. Aujourd’hui mariée et mère d’un petit garçon, elle garde un souvenir très vif de cette boucherie au cours de laquelle son fiancé, Michaël Massad, a été sauvagement tué. « On s’était dit qu’on irait à Maspero avec les gens pour demander au CSFA de poursuivre les responsables qui s’étaient attaqués à l’église de Marinab, pour dire que nous avons des droits et que nous sommes des citoyens comme les autres », confie-t-elle. « C’était une manifestation très différente de toutes celles auxquelles nous avions participé depuis le début de la révolution. Nous étions nombreux mais surtout très malheureux », dit Vivian Magdy, qui se souvient combien, dès leur arrivée sur place, elle sentait que quelque chose ne tournait pas rond. « Des gens ont commencé à nous jeter des projectiles à la sortie du tunnel de Shubra. Une fois que nous avons atteint Maspero, alors que nous étions parmi les premiers, nous avons été surpris par le cordon sécuritaire. » Alors qu’ils essayent de s’extirper des lieux, un blindé heurte violemment Michaël Massad, lui fracture le crâne et le pied. Vivian Magdy essaye de le mettre à l’abri, mais c’est impossible. L’armée les encercle, des soldats se mettent à les battre violemment. « J’ai essayé de protéger Michaël, j’ai pris une rouée de coups dans le dos. Quatre jeunes hommes sont ensuite venus m’aider à le transporter dans une voiture, direction l’hôpital copte. » Là-bas, douleur et panique s’enchevêtrent dans un tumulte fracassant. « En arrivant à l’hôpital, j’ai été surprise par le nombre de blessés et de morts. Il n’y avait plus de lit disponible pour Michaël. Ils l’ont posé par terre, l’ont examiné à même le sol. Ils l’ont placé sous respirateur artificiel, mais il était déjà parti », murmure-t-elle avec tristesse.

Malgré l’implacable zèle dont a fait preuve l’armée ce jour-là, une grande partie de la communauté copte choisira, dans un premier temps, de lui accorder sa confiance, après l’expérience avortée des Frères musulmans au pouvoir. « Le problème n’était peut-être pas tant avec Morsi qu’avec les gens que son arrivée au pouvoir a échauffés, commente Vivian Magdy. Les manières de se vêtir et de parler ont commencé à changer, les barbes ont poussé... »

Makarios Lahzy a 35 ans. Il n’a pas vécu le massacre de Maspero, mais se rappelle en revanche de la dévastation ressentie après l’assassinat en janvier 2010 de sept coptes devant la cathédrale de Nag Hammadi par des extrémistes musulmans. De la colère après l’attentat-suicide perpétré contre une église à Alexandrie le 1er janvier 2011. « J’ai commencé à m’impliquer dans quelques manifestations, réunions. Je voulais un mouvement copte… une armée ! » dit-il. Lui qui s’était jeté corps et âme dans la révolution confie avoir, dans un premier temps, ressenti une forme de soulagement après le renversement de Mohammad Morsi en juillet 2013 par l’armée, dirigée alors par Abdel Fattah al-Sissi. « Il y avait des célébrations dans les rues, des embrassades. Je pensais que nous allions avancer vers plus de liberté, de laïcité, tout ce blabla… » dit-il, rétrospectivement sceptique. « Abdel Fattah al-Sissi a mis en attente le dossier copte. Son discours est génial et l’on peut bien sûr s’en féliciter. Mais finalement, c’était le cas avec Morsi aussi. Ses relations avec l’Église sont excellentes, celles de Moubarak l’étaient tout autant », raille le trentenaire, qui constate que si les têtes changent, la politique reste presque la même. Les représentants communautaires restent dans les bonnes grâces du pouvoir, mais « les coptes sont toujours vulnérables, maltraités, discriminés ». Une tendance qui s’est renforcée dans les années 70 sous le règne d’Anouar el-Sadate, marqué par les démêlés du président avec le pape Chenouda et ses encouragements aux islamistes de tout poil.

Si le maréchal Abdel Fattah al-Sissi se présente dans l’arène internationale en bouclier face à l’islamisme, il a, depuis son arrivée au pouvoir, multiplié les attaques contre les activistes issus de la minorité copte en lutte pour l’égalité des droits, à l’image de Ramy Kamel – l’un des fondateurs de la Maspero Youth Union –, incarcéré depuis trois ans. Ou encore de Patrick Zaki, emprisonné depuis février 2020. Dans son acte d’accusation, le parquet égyptien pour la sécurité de l’État cite parmi les raisons derrière l’arrestation de ce jeune chercheur un article dans lequel il fait le récit personnel de la difficulté d’être copte en Égypte.

Ce jour-là, Ramy Yaacoub n’avait pas prévu de sortir. Engagé sur tous les fronts, dans la rue quand il n’est pas en réunion, activiste et acteur politique, il pensait, pour une fois, passer son tour. La marche rassemblerait beaucoup de monde et ne manquerait pas d’attirer l’attention. Il pouvait se permettre de faire une pause, de rester chez lui pour boucler des dossiers, à quelques...

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Des "enquêtes" qui n'aboutissent jamais? Il me semble avoir déjà vu ça quelque part.

Yves Prevost

07 h 14, le 09 octobre 2021

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Commentaires (1)

  • Des "enquêtes" qui n'aboutissent jamais? Il me semble avoir déjà vu ça quelque part.

    Yves Prevost

    07 h 14, le 09 octobre 2021

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