
Ardem Patapoutian, colauréat du Nobel de médecine 2021. Scripps Research/Handout via Reuters
C’est une histoire qui commence dans une famille arménienne de Beyrouth, huit ans avant le début de la guerre civile, et qui connaît son apogée il y a quelques jours à Stockholm au moment de l’annonce des lauréats du prix Nobel de physiologie et de médecine. C’est l’histoire d’Ardem Patapoutian, né à Beyrouth en 1967, fils d’un comptable et d’une directrice d’école, élève moyen avant de découvrir sa passion, émigré aux États-Unis pour fuir la guerre, et qui, à sa grande surprise, vient de recevoir la plus prestigieuse des récompenses scientifiques. À 54 ans, Ardem Patapoutian s’est vu décerner lundi, conjointement avec son collègue David Julius, le prix Nobel de physiologie ou de médecine 2021. Professeur de neurosciences à l’institut de recherche Scripps à La Jolla, en Californie, et chercheur au Howard Hughes Medical Institute, il est ainsi récompensé pour un travail de recherche de douze ans qui a permis de découvrir des récepteurs cutanés de la température et du toucher.
Contacté par L’Orient-Le Jour après l’annonce de l’académie suédoise, il confie que les choses lui semblent toujours aussi « folles et surréalistes ». « Quand on me disait que je pourrais remporter le Nobel, je faisais la sourde oreille d’abord parce que beaucoup de personnes méritent le prix et ensuite parce que j’ai toujours pensé que vouloir gagner n’était pas bon pour l’âme, ajoute-t-il. Ce n’est pas notre objectif en tant que scientifiques. »
Ardem Patapoutian enfant et son père sur une balançoire, à Beyrouth-Ouest. Photo fournie par Ardem Patapoutian
« Livreur de pizzas »
Durant ses années libanaises, jamais Ardem Patapoutian n’aurait pu penser embrasser pareille carrière.
« J’avais 8 ans quand la guerre civile a commencé. Malheureusement donc, mon enfance a été teintée de guerre, se souvient le plus jeune d’une fratrie de trois. Mais en même temps, j’ai eu des années merveilleuses. » Il se souvient en particulier de son équipe de basket-ball, des scouts, « de la chaleur humaine », « des bons repas » et des « pique-niques en montagne ». « Et surtout de cette pastèque qu’on mettait dans le ruisseau pour la garder fraîche », ajoute-t-il. C’est dans des écoles arméniennes qu’il étudie ; d’abord à Demirjian et ensuite à Hovagimian-Manougian. Lors de sa dixième année scolaire, ils ne sont plus que cinq élèves. « Et j’étais classé troisième. J’étais un élève moyen », précise le chercheur qui confie aussi que son « arabe n’a jamais été bon ». « Retardataire », il devient bon élève lorsqu’il rejoint les bancs de l’école de Raouda, puis ceux de l’Université américaine de Beyrouth. Il y étudie la chimie en 1985 et 1986 avant de décider de quitter son pays pour les États-Unis. Une décision prise après un épisode particulièrement traumatisant : il est capturé un matin par des « militants armés » qui le retiennent pendant quelques heures. « Quand je suis rentré à la maison j’ai dit : c’est fini, je pars d’ici. »
Quitter le Liban et ses amis a « été très difficile ». « La première année aux États-Unis, je n’ai pas pu aller à l’université. Nous n’étions pas vraiment aisés. » Alors, il cumule les petits boulots. Il se retrouve rédacteur en chef de la section anglaise d’un journal arménien dans lequel on lui demande « d’écrire les horoscopes ». Le soir, il se transforme en livreur de pizzas. « Le Liban m’a appris à être tenace, reconnaît Ardem Patapoutian. Et cela m’a beaucoup aidé aux États-Unis, dans la vie comme dans la science. »
Un an plus tard, il est admis à l’Université de Californie (UCLA) pour des études en biologie cellulaire et du développement. Avec en tête de poursuivre des études de médecine, il rejoint un laboratoire afin de faire bonne impression et obtenir une lettre de recommandation. « Là, je suis tombé amoureux de la recherche et ça a changé le cours de ma carrière. »
Ardem Patapoutian, enfant, à Broumana. Photo fournie par Ardem Patapoutian
« Découvertes révolutionnaires »
Après sa licence, il obtient un doctorat en biologie du California Institute of Technology en 1996, puis devient chercheur postdoctoral à l’Université de Californie à San Francisco. Il rejoint ensuite, en 2000, le Scripps Research Institute en tant que professeur assistant. À partir de là, Ardem Patapoutian gravit les échelons, remporte le prestigieux prix Kavli en neurosciences (avec David Julius) et rejoint l’Académie américaine des arts et des sciences et l’Académie nationale des sciences.
Par-dessus tout, c’est le toucher qui aiguise sa curiosité. « Nous avons beaucoup appris sur la vision, le goût et l’odorat au fil des décennies, mais nous ne savions pas grand-chose au sujet du cinquième sens », explique le chercheur. Au fil de ses recherches, il finit par découvrir, en utilisant des cellules sensibles à la pression, une nouvelle classe de capteurs qui répondent aux stimuli mécaniques dans la peau et les organes internes.
Les « découvertes révolutionnaires » d’Ardem Patapoutian et David Julius ont « permis de comprendre comment la chaleur, le froid et la force mécanique peuvent initier les impulsions nerveuses qui nous permettent de percevoir et de nous adapter au monde », a salué le jury à Stockholm à l’annonce du prix Nobel. Ces connaissances « servent à développer des traitements pour de nombreuses maladies dont des douleurs chroniques ».
Ardem Patapoutian (2e à droite), avec son professeur et ses camarades à l’école. Photo fournie par Ardem Patapoutian
« Je crois que tu as gagné le prix Nobel »
Dr Patapoutian, marié et père de Luca, 17 ans, ne s’attendait tellement pas à recevoir le Nobel qu’il avait activé le mode « ne pas déranger » sur son smartphone la veille de l’annonce des lauréats. Après plusieurs vaines tentatives, le secrétaire du jury, Thomas Perlmann, finit par contacter son père pour lui annoncer la bonne nouvelle. Mais il est presque deux heures du matin à Los Angeles et le coup de téléphone nocturne ne semble pas enchanter Sarkis Patapoutian, 94 ans. « On m’a dit qu’il semblait être énervé à l’autre bout du fil, raconte le chercheur en riant. Je pense qu’il était à la fois excité et paniqué. » C’est donc son père qui lui annoncera la nouvelle. « Je crois que tu as gagné le prix Nobel », lui dit-il.
« La réaction des Libanais, des Arméniens et de mes proches est vraiment merveilleuse », confie le Dr Patapoutian. Il reconnaît aussi se sentir dépassé par ce qui lui arrive. « Je ne veux pas changer mon style de vie, ni bénéficier d’un traitement de faveur. Je veux juste continuer à aller au labo et faire ce que je fais. »
commentaires (13)
Un génie d’une modestie incroyable. Le Liban lui a donné des ailes et l’Amérique lui a permis de s’envoler mais il garde la tête froide et les pieds sur terre. Bravo!
Marionet
00 h 14, le 11 octobre 2021