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Milton Hatoum, dans les années de plomb

Le grand écrivain brésilien, né à Manaus, Amazonie, en 1952, dans une famille d’origine libanaise, a commencé, en 2017, la publication d’une trilogie romanesque « d’initiation », dont le premier volume est aujourd’hui traduit en français.

Milton Hatoum, dans les années de plomb

D.R.

La Nuit de l’attente de Milton Hatoum, traduit du brésilien par Michel Riaudel, Actes Sud, 2021, 255 p.

De prime abord, « La Nuit de l’attente », premier tome du Lieu le plus sombre, nous déconcerte. Le texte se présente comme le journal que le jeune Martim, le héros et narrateur, a tenu de 1977 à 1979. Exilé politique, il avait fui le Brésil des militaires, au pouvoir depuis 1964 et jusqu’en 1985, qui firent régner sur son pays la plus impitoyable des dictatures : comme d’habitude, les intellectuels, étudiants, journalistes, étaient les plus visés. Censure, intimidation, arrestations arbitraires, tortures, voire assassinats étaient leur lot quotidien. Installé à Paris, dans des conditions précaires, ses petits boulots (cours de portugais, manche dans le métro) permettent à peine à Martim de se payer une mansarde à Aubervilliers, puis un studio dans le quartier d’Aligre, XIIe arrondissement, bien différent du repaire de bobos qu’il est aujourd’hui devenu. Mais en fait, on ne sait pas grand-chose de sa vie parisienne, si ce n’est qu’en 1979, il participera au journal publié par le Cercle latino-américain de résistance, dénonçant toutes les dictatures qui sévissaient alors en Amérique du Sud. En effet, tout le texte est consacré, en flash-back, à ses années 1967 à 1972.

Martim vivait à l’origine à São Paulo, avec ses parents. Lina, professeur de français, plutôt ouverte d’idées, et Rodolfo, ingénieur polytechnicien qui travaille pour un département gouvernemental de travaux publics. Lui est de droite, bigot, et approuve avec enthousiasme la dictature. En 1972, il montera même son propre cabinet d’études et de construction, grâce à des commandes de l’État. C’est à ce moment-là, en 1967, que ce couple mal assorti explose. Lina quitte Rodolfo pour un artiste peintre, Dan. Le mari, outragé, décide de couper les ponts et de migrer vers Brasília, la capitale fédérale, avec leur fils. Pour des raisons qu’il peine à s’expliquer, le garçon ne recevra de sa mère, durant toutes ces années, que de rares lettres, et elle ne cherchera jamais à le revoir : ni en venant le retrouver, ni en le faisant venir chez elle.

À Brasília, Martim, inscrit à l’Institut d’arts et d’architecture, tombe en pleine effervescence : les étudiants contestent le gouvernement, à coups de grèves, manifestations, émeutes. Et Mai 68 ne fera qu’amplifier le mouvement. Même s’il est bien raisonnable, il fréquente une troupe de théâtre de « gauchistes » (les meneurs sont sa petite amie Dinah, Fabius, le fils d’un ambassadeur déchu, ou Nord, activiste et dealer de shit) qui publie une revue littéraire et politique, Tribo. Il travaille également à la librairie Encontro, tenue par Jorge Alegre, un « communiste » aux yeux de Rodolfo. Les rapports père-fils deviennent d’ailleurs exécrables. L’ingénieur a refait sa vie avec une conseillère au Sénat et Martim déménage, chez les uns chez les autres. Jusqu’à ce que la répression s’intensifie : ses amis sont victimes de descentes de police, puis arrêtés. Lui passe au travers des mailles du filet, mais décide, à la fin, de repartir pour São Paulo. Y retrouvera-t-il sa mère, et que va devenir sa relation avec Dinah ? Les réponses se trouveront peut-être dans le deuxième volume de la trilogie. À coup sûr dans le dernier ! De même qu’on saura sans doute enfin, les deux chronologies se rejoignant, comment Martim est arrivé à Paris.

En attendant, savourons le dispositif romanesque subtil mis en place par Milton Hatoum, prétexte, peut-être, à dépeindre la jeunesse de Brasília à la fin des années 60, aux mœurs particulièrement libres, qui tente de vivre et de faire la fête, clandestinement et malgré la dictature. Ça squatte, ça parle beaucoup, tout le monde couche avec tout le monde (mais de sexe opposé), c’est un peu Friends après Mai 68 ! Le récit est enlevé et placé sous le haut patronage de Borges, dans son poème La Luna : « L’histoire que j’ai racontée est pure invention,/ Mais je crois qu’elle illustre assez le maléfice/ Qui menace tous ceux dont le bizarre office/ Est de changer en mots notre condition. » Toute ressemblance avec la vraie vie ne saurait donc être que fortuite…


La Nuit de l’attente de Milton Hatoum, traduit du brésilien par Michel Riaudel, Actes Sud, 2021, 255 p.De prime abord, « La Nuit de l’attente », premier tome du Lieu le plus sombre, nous déconcerte. Le texte se présente comme le journal que le jeune Martim, le héros et narrateur, a tenu de 1977 à 1979. Exilé politique, il avait fui le Brésil des militaires, au pouvoir depuis 1964...

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