Critiques littéraires Romans

Confessions au vitriol

Confessions au vitriol

© Gabriel Carrere

Bel abîme de Yamen Manai, Elyzad, 2021, 112 p.

Yamen Manai est l’heureux auteur de trois romans, tous récompensés par des prix, en particulier le dernier, paru en 2017, L’Amas ardent, qui a obtenu huit prix littéraires dont le Prix des cinq continents de la francophonie. Il revient en cette rentrée avec un beau et bref roman, Bel Abîme, paru chez Elyzad comme les précédents. Si ce dernier roman ne ressemble pas aux trois autres qui empruntaient au conte philosophique voire à la fable, on y retrouve néanmoins des thématiques chères à Manai : la dénonciation des dictatures – qu’elles s’exercent dans la sphère politique ou à l’intérieur des familles – et de l’arbitraire qui accompagne si souvent l’exercice du pouvoir ; la critique des fanatismes religieux ; la révolte face aux injustices qui accablent les plus faibles. Avec un tel programme, on pourrait craindre la lourdeur, l’intention démonstrative, la maladresse du roman à message. Il n’en est rien.

Le roman prend la forme d’un soliloque qui n’est pas sans évoquer La Puissance des mouches de Lydie Salvayre où un homme coupable d’un crime doit s’expliquer devant un juge et pour justifier son geste, évoque tour à tour le dégoût que lui inspirent les troupeaux de touristes qu’il guide à travers le musée où il travaille, l’amour démesuré qu’il porte à Blaise Pascal, et la haine qu’il voue à son père. C’est aussi dans un soliloque que s’exprime l’adolescent révolté mis en scène par Manai et qui voue lui aussi une haine féroce à son père dont il n’a reçu que baffes, réprimandes et coups de ceinture. Il s’adresse à son avocat commis d’office, raconte et parfois pose quelques questions, mais Maître Bakouche n’a pas l’intention d’y répondre, parce que les questions, c’est lui qui les pose. Les charges qui pèsent contre le présumé coupable sont lourdes, elles ne seront dévoilées au lecteur qu’à la toute fin. En attendant, il doit expliquer ce qui l’a mené à de telles extrémités qui « condamnent son avenir ». Lorsque l’avocat prononce ces mots, ça fait doucement rigoler l’accusé, parce que « comment expliquer que trente jeunes du quartier se sont jetés dans la mer s’ils avaient un avenir ici ? ». Le jeune homme va se lancer dans la dénonciation de la vie au rabais qui lui est réservée dans ce bout de terre qui va si mal, en Tunisie. Et quand l’avocat lui intime de reprendre les choses dans l’ordre, il s’exclame que ce mot n’a aucun sens dans ce pays « sens dessus dessous ».

Répliques cinglantes, récit mené tambour battant, humour au vitriol, on ne s’ennuie pas dans ce texte acéré, plein de colère et de drôlerie mêlées. La violence physique et verbale s’invite elle aussi dans le récit et interdit tout attendrissement. Les seuls instants de douceur qui élargissent l’horizon décidément bien noir de l’accusé sont ceux où il parle des livres. Parce que ce drôle aime lire, et les moments qu’il passe plongé dans un livre sont les plus chouettes qu’il lui ait été donné de vivre. « Personne ne vous cherche de noises quand vous avez le nez dans un livre. Ce n’est pas comme si vous deveniez invisible, mais votre visibilité devient d’une autre nature. Elle surprend, elle interloque. (…) Ça m’a donné des mots, des idées, une force à l’intérieur que je n’osais pourtant pas exprimer tant j’étais frêle et gringalet. » Les livres religieux par contre en prennent pour leur grade. « Tout ça à cause de ces putains de hadiths. Vous savez, ces paroles qu’on a écrites quasi trois cents ans après la mort du Prophète. Trois cents ans. Quand je vois circuler les nouvelles et comment elles se déforment le jour même, je me dis que se persuader qu’un téléphone arabe qui a fonctionné trois cents ans rapporte une parole authentique, de là à manger de la paille, il n’y a qu’un pas. »

Grinçant et direct comme un uppercut, ce roman se termine néanmoins sur une unique note bienfaisante. « Dans ce monde de façades, ce qu’il y a de plus précieux est ce qui coûte le moins. Un livre, une étreinte et l’amour, l’amour, ne serait-ce que celui d’un chien. »


Bel abîme de Yamen Manai, Elyzad, 2021, 112 p.Yamen Manai est l’heureux auteur de trois romans, tous récompensés par des prix, en particulier le dernier, paru en 2017, L’Amas ardent, qui a obtenu huit prix littéraires dont le Prix des cinq continents de la francophonie. Il revient en cette rentrée avec un beau et bref roman, Bel Abîme, paru chez Elyzad comme les précédents. Si ce...

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