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Lifestyle - Photo-roman

Ceux qui nous ont tués ne peuvent pas nous guérir

Comment en vouloir à ceux qui ont été soulagés à l’annonce de la formation d’un gouvernement au Liban ? Après tout, c’est précisément cela, la ruse démoniaque des criminels au pouvoir, nous étrangler à tel point que l’on finit, bon gré, mal gré, par accepter la moindre bouffée d’oxygène qu’ils nous donnent, une fois sûrs qu’on est à terre...

Ceux qui nous ont tués ne peuvent pas nous guérir

Photo G.K.

C’est pareil tous les matins. Ils ont l’habitude de se donner rendez-vous en dessous de chez moi à la même place, la même heure, dans l’impasse qui sépare l’épicerie de l’une de la teinturerie de l’autre. C’est le même rituel : ils se retrouvent là, autour d’une rakwé de café et d’un bol de fruits qui changent au gré des saisons, clémentines, pêches, prunes, raisins, figues, ashta. Elle et lui sont armés de leurs journaux qu’ils déplient d’un même geste, comme prêts à résoudre une énigme plus alambiquée que celle de la veille. Ils épluchent chacune des pages, de coin en coin, détaillent chacun des articles, des brèves et des analyses politiques, détricotent le moindre discours, puis font des pronostics, des prédictions, dans l’espoir je crois de deviner ce qui se trame dans leur dos. Et se sentir un peu moins impuissants face au néant. Parfois, le ton monte, mais Zouzou et Marlène finissent toujours par s’entendre sur un ou « deux scénarios possibles ». Ils se trompent rarement. Les treize derniers mois, tous les matins où je les croisais, je leur demandais à la hâte : « Chou, fi houkoumé ? Zouzou, Marlène, gouvernement ou pas ? » Et c’était pareil tous les matins. D’un même hochement de tête, ils me répondaient que « non ». Mais à mesure que le pays s’enfonçait dans l’enfer, ce petit jeu ne m’a plus du tout amusé. De toute manière, Zouzou et Marlène ne prenaient même plus la peine de se retrouver puisqu’ils étaient arrivés à la ferme conclusion que : « C’est fini, le pays est fini. » À quoi bon remuer le couteau dans la plaie ?

« Mabrouk lal houkoumé »

Un soir au début du mois d’août, comme ça, de but en blanc, Marlène avait baissé le rideau de fer de son épicerie, sur lequel elle avait collé un bout de papier disant : « Fermée jusqu’à nouvel ordre. Pour vos urgences, vous savez où me trouver. » Puis elle était rentrée chez elle sans revenir le lendemain à l’aube, comme elle le faisait pourtant tous les jours depuis 1970. Elle avait abdiqué, déclaré forfait, game over. Les frais d’abonnement au générateur qui dépassent, et de loin, ses maigres profits ; la moitié de son stock qui pourrissait à force de coupures de courant, et puis la chaleur, l’atmosphère générale, l’humiliation de travailler dans le noir et l’impression que plus rien ne sert à rien. En fait, tout cela avait poussé Marlène à fermer boutique, « jusqu’à nouvel ordre ». Elle a tenu à me dire que « même pendant la guerre, je n’ai jamais fermé ». Pour des raisons similaires, quelques jours après elle, Zouzou avait annoncé que, pareil, il s’arrête « jusqu’à ce qu’il y ait du fuel ». Lui aussi m’avait juré : « Même pendant la guerre, je n’ai jamais fermé. »

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En passant devant leurs échoppes fermées, tristes et figées dans le noir et le silence, sans leur petit rituel qui me décrochait un sourire tous les matins, c’est comme si tout d’un coup plus rien ne se passait dans mon quartier qui est un petit Liban. Pire, c’est comme si tout s’était arrêté. N’est-ce pas d’ailleurs cela, l’impression que l’on a en parcourant les rues de Beyrouth aujourd’hui ? L’impression que quelque chose est sur le point de se terminer... ou est déjà fini. J’étais donc très surpris de revoir Marlène et Zouzou installés à la même place vendredi dernier, après des semaines d’absence. C’était le matin, quelques heures avant l’annonce de la formation du gouvernement de Nagib Mikati. J’ai naïvement demandé : « Chou, vous avez débrouillé du fuel, ça s’est arrangé ? » « Non, non, mais… mabrouk lal houkoumé. Mabrouk pour le gouvernement. » Sourires d’une joue à l’autre, de vrais sourires, et en tous cas une légèreté retrouvée qui se lisait dans leurs yeux. Même si certes une partie de moi était forcément soulagée d’apprendre que notre pays mourant serait désormais mis sous oxygène, je n’ai pas pu partager la joie de mes deux voisins. Impossible. L’idée que ce monstre agonisant qui nous tient lieu de classe dirigeante ait (encore) trouvé moyen de se reproduire, en dépit de tout. L’idée surtout que cette aumône soit le lot de consolation d’un de ces deals régionaux dont on sait qu’ils effacent des pays comme un joueur de poker se débarrasse de ses cartes. Et plus affreux encore, l’idée que l’on soit tombés si bas, à célébrer une chose aussi banale que la formation d’un gouvernement (treize mois plus tard) ; j’en avais l’estomac tout retourné.

Ne pas oublier

« Tu t’imagines bien que nous les détestons tous. Mais à ce stade, nous n’avons plus vraiment le choix. Il nous fallait un gouvernement, et n’importe lequel. Tu verras, à partir de là, nous allons remonter la pente. Tu verras, ça a toujours été pareil dans l’histoire du Liban. » Marlène et Zouzou n’avaient même pas eu recours à leurs journaux, ce matin-là, ils n’avaient lu aucune analyse, pas une brève ou un discours. La chose qui avait de l’importance pour eux « à ce stade », c’est qu’un gouvernement avait été formé. Et « à partir de là », ils avaient conclu que ça ne pouvait que bien aller. Comment leur en vouloir ? Après tout, c’est précisément cela, la ruse démoniaque des criminels au pouvoir, nous étrangler à tel point que nous finissons, bon gré, mal gré, par accepter la moindre bouffée d’oxygène qu’ils nous donnent, une fois sûrs que nous sommes à terre. À tel point que nous nous réjouissons si un bateau d’essence est déchargé, que nous faisons la fête quand le courant électrique dure plus que les deux heures auxquelles nous « avons droit », que nous sommes presque émus lorsque nous réussissons à trouver dans une pharmacie au fin fond du monde deux cachetons de Panadol.

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« Demain, nous aurons du fuel d’Irak, de l’électricité de Jordanie, de l’essence d’Iran, les États-Unis sont d’accord. Et puis des aides internationales aussi. Et nous nous remettrons sur pied », m’ont assuré, avec beaucoup de conviction, Marlène et Zouzou. Et demain, quoi, tout le monde oubliera ? J’ai eu envie de leur dire, de crier peut-être, que ceux qui nous ont tués ne peuvent pas nous guérir. C’est juste impensable. L’envie de rappeler à Marlène cette matinée passée dans une file devant la station, où elle avait fini par perdre conscience à cause de la chaleur. L’envie de lui rappeler les nuits où elle se retournait dans son lit, noyée dans sa sueur, à penser à son stock qui pourrit, à la facture du moteur et son fils qu’elle n’a pas vu depuis un an. L’envie de rappeler à Zouzou ses journées à compter les clients qui lui restent, les journées où plus personne ne vient, le manque de sommeil, ses médicaments introuvables, et la peur de la fin du mois, la peur du lendemain, tout simplement. Aurons-nous cette fois la mémoire aussi courte que d’habitude ? Je n’en sais rien. Mais je veux croire qu’au moment d’aller voter, au printemps prochain, Marlène et Zouzou n’oublieront pas qu’à cause de ceux qui se félicitent aujourd’hui d’avoir formé un gouvernement, un soir, de but en blanc et pour la première fois, ils avaient fermé boutique. Game over. Tout s’était arrêté. Et ce soir-là, ce sont eux-mêmes qui l’ont dit, c’était fini, le pays est fini.

C’est pareil tous les matins. Ils ont l’habitude de se donner rendez-vous en dessous de chez moi à la même place, la même heure, dans l’impasse qui sépare l’épicerie de l’une de la teinturerie de l’autre. C’est le même rituel : ils se retrouvent là, autour d’une rakwé de café et d’un bol de fruits qui changent au gré des saisons, clémentines, pêches, prunes,...

commentaires (3)

Une photo noir et blanc sans artifices de notre réalité sous la grippe d'une bande de mafiosos néfastes.

Wlek Sanferlou

13 h 54, le 13 septembre 2021

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Commentaires (3)

  • Une photo noir et blanc sans artifices de notre réalité sous la grippe d'une bande de mafiosos néfastes.

    Wlek Sanferlou

    13 h 54, le 13 septembre 2021

  • Fort bien écrit, fort bien décrit.

    CODANI Didier

    12 h 55, le 13 septembre 2021

  • Ben oui !!

    Bery tus

    06 h 47, le 13 septembre 2021

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