Critiques littéraires Roman

Angoisse kafkaïenne dans l’Arabie saoudite d’aujourd’hui

Angoisse kafkaïenne dans l’Arabie saoudite d’aujourd’hui

D.R.

Le Cas critique du dénommé K de Aziz Mohammed, Actes Sud, 2021, 380 p.

Dans une Arabie saoudite en pleine expansion, un jeune employé s’emploie, dans un open space au 10e étage, d’une tour de verre et d’acier de la Compagnie pétrochimique orientale, à exécuter derrière un ordinateur des tâches qui consistent à surveiller le système informatique de la société et le préserver des virus. Aux missions habituelles, déjà absurdes, à la contrainte d’arriver à l’heure exacte, s’ajoutent des tâches inutiles, parce qu’« il ne faut pas que l’employé s’habitue à l’inactivité » et qui débordent souvent l’horaire réglementaire.

Cet employé est le narrateur. L’auteur le baptise « K », en référence à Kafka dont K est un lecteur assidu. K est un être atypique, asocial, en rejet perpétuel des normes de sa famille, elles-mêmes calquées sur celles de l’environnement plus large. Tout ce qu’il souhaite est qu’on l’ignore, qu’on ne le remarque pas et qu’on le laisse lire tranquillement dans son coin. Il ne se sent fait ni pour la compétition, ni pour le succès, ni pour la drague. Les seuls ouvrages disponibles dans la bibliothèque familiale sont des livres religieux qui vont faire de lui une adolescent « très pieux », avant qu’il ne découvre Dostoïevski et s’éprenne de la littérature étrangère. Sa mère elle-même voit d’un mauvais œil cette propension à la solitude et lui signale qu’il est « en train de sombrer dans un monde de fables et d’illusions (et se couper) de la réalité avec toutes ces idées venues d’ailleurs ».

Son père décède alors qu’il est lui-même encore adolescent. En toutes occasions, fussent-elles dramatiques, ce père répétait qu’il ne fallait pas « exagérer », ce qui plaçait haut pour K le seuil au-delà duquel on pouvait donner libre cours à ses émotions. Le narrateur a tendance, depuis l’âge scolaire, à saigner abondamment du nez, ce qui est en soi une « exagération » qui l’embarrasse mais parfois aussi le préserve des agressions. À la mort de son père, il se trouve dans l’obligation de participer aux frais du foyer. Dissimulé derrière son ordinateur, faisant semblant de travailler, il va tenter d’écrire des haïkus en cachant son jeu à ses collègues.

Il ne veut surtout pas exagérer, K. Mais est-ce exagérer que développer une leucémie qui va caramboler ses relations tant avec son corps et sa propre personne qu’avec ses collègues et ses proches ? Ces saignements du nez qui reprennent, ces nausées, cet amaigrissement, cette fatigue le portent à consulter, et le couperet tombe. Chimiothérapie et métamorphose. La maladie évolue, mais la famille n’arrive pas à se débarrasser de son anxiété sociale. Le malade doit se comporter comme si de rien n’était, manger pour faire plaisir, quitte à défaillir et accepter l’invasion des visiteurs alors qu’il n’aspire qu’au repos.

La littérature abonde de journaux de malades, dont notamment Mars du Suisse Fritz Zorn, paru en 1979, et dans lequel l’auteur décrit son cancer comme une maladie de l’âme. L’écrivain et journaliste saoudien Aziz Mohammed n’est pas loin de cette intuition, et K, dans l’analyse de son mal, va accuser chaque personne de son entourage d’être, à sa manière, responsable de ce cancer qui n’est « en fin de compte, que la vie qui s’affranchit de notre corps ». Le Cas critique du dénommé K est un ouvrage attachant dans lequel Kafka, Dostoïevski, Tanizaki, Hamsun, Thomas Mann et bien d’autres viennent porter un éclairage inédit sur la société saoudienne contemporaine.


Le Cas critique du dénommé K de Aziz Mohammed, Actes Sud, 2021, 380 p.Dans une Arabie saoudite en pleine expansion, un jeune employé s’emploie, dans un open space au 10e étage, d’une tour de verre et d’acier de la Compagnie pétrochimique orientale, à exécuter derrière un ordinateur des tâches qui consistent à surveiller le système informatique de la société et le préserver des...

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