Le point de vue de... Le point de vue de Najwa Barakat

Pas de point à la ligne

Pas de point à la ligne

Beyrouth centre-ville, 1991 © Gabriele Basilico

Pas de consolation. Pas de point à la ligne. Impossible de garder le silence face à ce qui nous arrive. Ce qui se passe n’est pas permis. Le fait qu’il soit un fait accompli ne le rend pas acceptable. Aucun peuple au monde ne mérite cela. Mais ce qui est horrible, c’est que d’autres peuples le vivent, avec des situations encore pires.

Au Liban, nous assistons à une chronique d’une mort annoncée. Une ville étouffée, assiégée, mise à genoux, qui explose et ne cesse de mourir. Au su et au vu du monde entier. Un pays bloqué, ensanglanté, dont les habitants s’agitent dedans comme des rats ravagés par la terreur et la faim, observés par des yeux avides qui guettent à travers les trous, parient, et calculent. C’est la peste. Ou pire. Le goût de la perte, la douleur de l’humiliation, la saveur de la crucifixion quotidienne. Combien durera tout cela ? Combien résisterons-nous ? Nous nous trouvons derrière le mur du désespoir, à quelques miles, avec un horizon bloqué, des murs grimpants et le néant qui nous guette. De combien de finitudes avons-nous besoin avant de finir ? Combien de guerres, combien de morts pour enfin disparaître ? Pourquoi toute chose jouit d’une fin, sauf nous ? De quoi sommes-nous faits ? De fer, de pierre ? N'y aurait-il pas de limite à la méchanceté, la malédiction et le châtiment de Dieu ? Même Sodome et Gomorrhe ont été dévorées par le feu et leurs habitants transformés en statues de sel.

Le goût des jours est salé. Amer. Je suis ce qui se passe de loin et j’ai l’impression que le peu de jours qui m’éloignent de Beyrouth ressemblent à une éternité. « Oublie ce que tu as vu et ce que tu sais », me dit-on. Après ton départ (un mois à peine) plein de choses ont changé, disparu. Pas de mazout, pas de carburant, pas d’électricité ni de générateurs. Pas d’hôpitaux ni de boulangeries. Les pharmacies vides et les prix faramineux, tu connais… mais double la pénurie et multiplie les prix par trois. Les écoles officielles ne recevront pas les élèves de l’enseignement privé dont les parents ne peuvent plus payer les frais de scolarité. Mieux que ça, toutes les écoles n’ouvriront pas leurs portes. Où iront alors les enfants par toutes ces interruptions ?

Lisez ce que les Libanais écrivent quant à leurs conditions et celles de leur pays. Ne vous plaignez pas, ne rouspétez pas. Ne vous ennuyez pas, n’ignorez pas ce qui se passe pour continuer à vivre comme si de rien n’était. Beyrouth ne s’oublie pas et le Liban est si petit. Ses ogres sont nombreux et sans cœur, ses habitants des enfants qui se sont égarés dans la forêt solitaire avant de tomber au fond du puits.

Pas de consolation. Pas de point à la ligne. Il nous suffit de voir les larmes de la jeune fille afghane, avec ses petites tresses blondes, s’adresser à la caméra comme dans un dernier testament ou papier pleurant sa mort.

« Nous, on ne compte pas. Parce que l’on est né en Afghanistan. Je n’arrive pas à arrêter de pleurer. Il faut que je sèche mes larmes pour pouvoir filmer cette vidéo. Tout le monde s’en fout et nous allons mourir lentement et être recalés par l’Histoire. N’est-ce pas drôle ? »

La belle jeune fille était supposée être semblable à toutes les jeunes filles du monde, libre et pleine d’espoir. Belle comme devrait l’être son futur. Assise dans une voiture, la tête découverte, portant des vêtements ordinaires et se filmant avec la caméra de son smartphone, rien ne montre qu’elle est la fille des Afghanes que nous voyions en photos dans leur burqa bleue avec une ouverture qui ressemblerait à la fenêtre d’une prison, rien à part ses larmes qui coulent sur ses joues.

Les Américains ont retiré leurs troupes d’Afghanistan et les talibans sont de retour aux portes de Kaboul. La jeune fille enregistre ce moment tragique, pleinement consciente que cela signifie sa mort et la mort de toutes les femmes et filles afghanes, d’une mort quotidienne ou certaine. Le 12 août, le Pentagone a annoncé le retour de 3000 soldats vers la capitale, non pas pour la protéger et la défendre, mais pour superviser l’évacuation des ressortissants américains du pays. Selon le New York Times, des envoyés américains ont négocié avec les talibans pour ne pas compromettre la sécurité de l’ambassade lors de leur entrée. Vingt ans de guerre en Afghanistan au cours desquels les États-Unis n’ont pas été exposés à leurs embuscades. Des milliards de dollars ont été dépensés, finalement pour ça ?

Abandonnée par le monde, délaissée ainsi que ses compagnes d’infortune, la jeune fille pleure l’assassinat de son avenir. La presse américaine, quant à elle, brandit le spectre de la guerre du Vietnam et la chute de Saigon, après que le président américain a appelé les dirigeants afghans pour les exhorter à s’unir face aux intégristes : « Ils devraient se battre pour leur nation. » C’est sans doute cela que la jeune fille a dû trouver risible lorsqu’elle se demandait : « N’est-ce pas drôle ? »

Pas de consolation. Pas de point à la ligne. Impossible de garder le silence face à ce qui nous arrive. Ce qui se passe n’est pas permis. Le fait qu’il soit un fait accompli ne le rend pas acceptable. Aucun peuple au monde ne mérite cela. Mais ce qui est horrible, c’est que d’autres peuples le vivent, avec des situations encore pires.Au Liban, nous assistons à une chronique d’une...

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