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Moyen-Orient - Éclairage

Face aux talibans, les pays du Golfe misent sur la prudence

Alors que Riyad et Abou Dhabi craignent de voir Téhéran approfondir ses liens avec la mouvance fondamentaliste, Doha espère devenir l’intermédiaire entre les talibans et la communauté internationale.

Face aux talibans, les pays du Golfe misent sur la prudence

Le chef du bureau politique des talibans, le mollah Abdul Ghani Baradar, et le ministre qatari des Affaires étrangères, Cheikh Mohammad ben Abderrahamane al-Thani, le 17 août 2021, à Doha. Ministère qatari des Affaires étrangères/AFP

À l’orée des années 2000, ils étaient les seuls – avec le Pakistan – à officiellement reconnaître leur mainmise sur l’Afghanistan. Aujourd’hui, Riyad et Abou Dhabi se démarquent au contraire par leur prudence à l’égard des talibans dans le sillage de la chute de Kaboul le 15 août. En une dizaine de jours seulement, les forces du mouvement fondamentaliste ont surpris le monde par la rapidité de leur reconquête de la majorité des provinces afghanes, à la faveur de la récente accélération du départ des troupes américaines amorcé au mois de mai, en vue d’acter un retrait complet d’ici au 11 septembre. Face à la confusion internationale et à une administration américaine qui indique clairement qu’elle ne compte pas revenir sur sa décision, les premières déclarations publiées par les pays de la péninsule Arabique tombent dans un premier temps au compte-gouttes et se concentrent surtout sur les appels à la tolérance, à la stabilité et à la protection des civils. Sans pour autant représenter une position officielle de la part de Mascate, le mufti d’Oman, Ahmad ben Hamad al-Khalili, s’est toutefois empressé mardi dernier sur son compte Twitter d’adresser ses félicitations « au peuple afghan pour sa victoire contre les envahisseurs ».

Si l’Afghanistan ne représente pas un enjeu stratégique sécuritaire de premier plan pour le Golfe, les possibles retombées de la montée en puissance des talibans sont multiples. Alors que les observateurs craignent que le pays ne redevienne, à l’instar des années 1990, un foyer pour les jihadistes, notamment en provenance du Golfe, le maintien du retrait américain confirme la volonté de Washington de se concentrer vers l’Est quoiqu’il en coûte pour ses alliés. De quoi inquiéter Riyad et Abou Dhabi dans leurs rapports avec l’administration de Joe Biden, qui martèle depuis le début de l’année qu’elle compte réajuster sa diplomatie à leur égard au vu, entre autres, des violations des droits humains. Les deux poids lourds du Conseil de coopération du Golfe (CCG) devraient également suivre de près l’évolution des rapports que les talibans entretiennent avec leurs deux bêtes noires dans la région : Téhéran, d’une part, alors que la République islamique s’est rapprochée du mouvement fondamentaliste au cours de ces dernières années, et Ankara, d’autre part, qui espère s’imposer dans l’équation diplomatique. « Pour l’instant, les Saoudiens et les Émiratis n’ont aucune ligne de communication avec les talibans et devront peut-être compter sur le Pakistan pour s’engager dans un dialogue avec eux. Il semble que cela ait été un point de discussion entre une délégation de l’armée saoudienne qui se trouve actuellement au Pakistan », indique Umer Karim, chercheur au Royal United Service Institute (RUSI).

Des années marquées au fer rouge

Lundi dernier, le ministère saoudien des Affaires étrangères a indiqué qu’il « soutient les choix que fait le peuple afghan sans aucune interférence », tandis que Bahreïn s’activait pour organiser des consultations au sein du CCG en vue d’une coordination sur le dossier. Le lendemain, le conseiller diplomatique du président des EAU, Anwar Gargash, estimait pour sa part que les premières déclarations des talibans étaient « encourageantes » suite à l’annonce d’une amnistie générale pour les fonctionnaires et du respect des droits des femmes. Une position timorée qui tranche avec celle tenue il y a vingt ans par Riyad et Abou Dhabi. Principaux alliés et bailleurs de fonds des talibans avec le Pakistan à l’époque, leur engagement dans le dossier afghan s’était d’abord affirmé dans les années 1980 à la faveur des liens entretenus avec les moudjahidine dans le cadre de la lutte contre l’Union soviétique. « Dans les années 1990, les talibans étaient un atout pour certains des États du CCG, avec l’Arabie saoudite au premier rang, en raison de leur position clairement anti-iranienne. Ils maintenaient les Iraniens aux aguets sur les fronts de l’Est », explique Amin Tarzi, directeur des études sur le Moyen-Orient à la Marine Corps University.

Ces deux dernières décennies ont cependant été marquées au fer rouge – entre autres – par l’intervention américaine en Afghanistan sous couvert de la rhétorique portée par George W. Bush de la guerre contre le terrorisme, cristallisé par el-Qaëda, après les attentats du 11 septembre 2001 et au refus des talibans de livrer le cerveau de l’opération, Oussama ben Laden, à Washington. Alors que 15 des 19 terroristes étaient saoudiens, dont Oussama ben Laden, et face au refus des talibans de rompre leurs liens avec el-Qaëda, l’Arabie saoudite a publiquement pris ses distances avec la mouvance fondamentaliste pour se rapprocher des autorités afghanes. « L’Arabie saoudite a accueilli un émissaire des talibans jusqu’en 2009, date à laquelle il a été expulsé contre l’avis des autorités pakistanaises (craignant de voir l’Iran se rapprocher du mouvement fondamentaliste, NDLR) », précise Umer Karim. « Depuis lors, les talibans considèrent que l’Arabie saoudite n’est pas une entité neutre et qu’elle est alignée sur le gouvernement afghan », poursuit-il. En ce sens, les talibans ont fermement démenti en 2012 les rumeurs à propos d’une possible réunion en Arabie saoudite pour dialoguer avec le gouvernement afghan. Une entrevue qui s’est finalement tenue au Qatar. Ils ont également refusé en 2019 de se rendre dans le royaume saoudien pour poursuivre les pourparlers amorcés à Abou Dhabi et alors restés inachevés, en conséquence de la volonté de Riyad d’inclure des émissaires de Kaboul aux négociations.

Querelles intestines

Les EAU ont, quant à eux, envoyé des contingents en Afghanistan sous l’égide de la Force internationale d’assistance et de sécurité menée par l’OTAN jusqu’à sa dissolution en 2014, avant de consolider davantage leur relation avec le gouvernement d’Ashraf Ghani après la mort de l’ambassadeur émirati lors d’un attentat à Kandahar en 2017. « Les EAU entretenaient également des liens étroits avec d’anciens responsables du gouvernement afghan, qui avaient aussi investi dans des biens immobiliers et des entreprises aux Émirats », souligne Umer Karim. Abou Dhabi a par ailleurs annoncé mercredi dernier avoir accueilli Ashraf Ghani suite à sa fuite précipitée de Kaboul « pour des considérations humanitaires ». « Il faudra observer si des frictions émergent entre Ashraf Ghani aux EAU et d’autres membres de la délégation afghane qui ont demandé à rester au Qatar », remarque Kristian Ulrichsen, chercheur sur le Moyen-Orient à l’Institut Baker pour les politiques publiques à l’Université Rice. Les querelles intestines au sein du CCG pourraient discrètement s’inviter dans le dossier de l’hébergement des officiels afghans. Si Abou Dhabi et Doha se sont réconciliés lors du sommet d’al-Ula en janvier dernier, mettant fin à trois ans de blocus contre le Qatar – accusé d’avoir des liens trop étroits avec l’Iran et de financer le terrorisme – leurs rapports restent distants et les divergences de fond persistent. Proche des Frères musulmans et de la Turquie, la vision de Doha est dans la ligne de mire d’Abou Dhabi, qui tient l’islam politique pour sa bête noire.

Fort de ses liens politiques étroits avec les talibans, le Qatar est le seul pays du Golfe qui semble tirer son épingle du jeu diplomatique pour le moment. Après une rencontre la semaine dernière dans l’émirat entre le ministre qatari des Affaires étrangères, Cheikh Mohammad ben Abderrahmane al-Thani, et le cofondateur des talibans, le mollah Abdul Ghani Baradar, Doha a appelé à une transition pacifique du pouvoir. La mouvance fondamentaliste dispose d’un bureau politique dans la capitale qatarie depuis 2013, avec l’accord de Washington, dans le but d’établir des contacts internationaux et d’ouvrir des négociations de paix avec le gouvernement afghan. Une décision qui a ouvert la voie aux accords de Doha signé en février 2020 entre les talibans et l’administration de Donald Trump prévoyant, entre autres, un calendrier de retrait des forces américaines d’Afghanistan et des négociations interafghanes en vue d’un cessez-le-feu et d’une entente politique pour rétablir la paix dans le pays. « Le fait que Doha ait accepté d’accueillir la présence politique formelle principale des talibans à l’étranger et de faciliter des pourparlers avec les États-Unis l’ont aidé non seulement à forger des liens encore plus étroits avec Washington, au moment où ses relations avec trois autres États du CCG se détérioraient, mais aussi à concurrencer l’Arabie saoudite et les EAU dans l’arène internationale », souligne Amin Tarzi. Des conditions sur lesquelles Doha pourrait s’appuyer pour jouer un rôle de premier plan dans le dossier afghan. Selon Kristian Ulrichsen, « les Qataris pourraient devenir un canal important entre la communauté internationale et la direction politique des talibans dans les semaines et les mois à venir ». En début de semaine dernière, le dialogue se poursuivait entre les négociateurs américains et les représentants talibans à Doha, notamment dans le but d’éviter les violences, selon le porte-parole de la diplomatie américaine.

À l’orée des années 2000, ils étaient les seuls – avec le Pakistan – à officiellement reconnaître leur mainmise sur l’Afghanistan. Aujourd’hui, Riyad et Abou Dhabi se démarquent au contraire par leur prudence à l’égard des talibans dans le sillage de la chute de Kaboul le 15 août. En une dizaine de jours seulement, les forces du mouvement fondamentaliste ont surpris le monde...

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