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Lifestyle - Beyrouth Insight

Philippe Safar, maître figaro de la rue Bliss

De père en fils, le salon Safar, fondé en 1930, a connu les beaux jours de l’Université américaine et ceux d’une ville qui avait la couleur de ses bougainvilliers en fleurs. Et celle de toutes les promesses.

Philippe Safar, maître figaro de la rue Bliss

Philippe Safar dans un décor inchangé depuis presque un siècle, mais entièrement repeint en bleu. Photo C.H.

C’est une de ces journées chaudes d’août, devenu particulièrement pénible depuis un an, où la paresse semble la seule activité possible. Comme une maigre consolation. La ville, vidée de ses habitants, transpire sous le soleil de ce vendredi après-midi. En passant en voiture, on pourrait le rater et pourtant, ce salon de coiffure pour hommes situé en face de l’AUB est un pur bijou. Un écrin de nostalgie et aujourd’hui de regrets. Et son propriétaire, Philippe Élias Safar, l’hôte parfait d’un court voyage au temps du bonheur. Dans ce lieu hérité de son père, tout est resté pareil. Presque pareil. Le carrelage au sol, les deux sublimes fauteuils de barbier signés The Kochs Company Chicago. « Ils ont été fabriqués aux États-Unis. Regardez, précise-t-il, en indiquant fièrement le label gravé sur le repose-pieds en acier » ; les photos en noir et blanc des habitués, Kamal Joumblatt, Raymond Eddé, Nawaf Salam, Peter Dorman ; le vieux téléphone noir des années 70, à côté duquel on peut lire sur un petit papier tracé à la main : 01-365979 ; le blaireau, les ciseaux, le rasoir en acier, alignés sur le marbre propre. Tout est demeuré en état ou presque, parce que le fils a tout repeint en bleu et chaque détail y est passé. La devanture, les armoires, les murs, les rebords des fenêtres, les cadres des miroirs… Philippe voit clairement la vie en bleu, du même bleu que son bleu de travail dont il ne se départit jamais, « celui du ciel et de la mer de cette ville. Quoi de plus beau et de plus reposant… », dit-il dans un grand sourire.

Car tout est grand chez Philippe Safar, qu’on a immédiatement envie d’appeler Monsieur. Sa taille, ses jambes, ses mains, ses lunettes, ses mouvements et cette élégance naturelle qu’ont conservée les « vrais Beyrouthins ». Monsieur Philippe, le Maalem du quartier, aujourd’hui 85 ans, une raie et une moustache dessinées au peigne fin, est un homme coquet. Pas une ride et pas un cheveu blanc pour ternir son sourire. Discret, presque pudique, et surtout mélomane, « j’écoute exclusivement du oud et Farid el-Atrache ». Comme son père. Comme lui, également, il a développé un métier, une passion jamais démentie, même si « les jours ont changé, les clients aussi… ». Et que « ce n’est plus du tout, plus du tout comme avant ».+

L’armoire bleue qui contient tous les beaux souvenirs. Photo C.H.

Avant
Il y a plus de 90 ans, quand Élias Safar s’est lancé dans ce métier, son salon de coiffure fraîchement inauguré en 1930 « dans un des plus beaux quartiers de Beyrouth » recevait hommes et femmes. « Ces messieurs venaient se faire raser la barbe tous les jours et se faire couper les cheveux, ces dames se faire un coup de peigne ou coiffer le chignon. Le salon était plus grand », précise-t-il en désignant un mur érigé dans les années 50, quand les affaires ont commencé à décliner. « La mode changeait et la clientèle féminine commençait à diminuer sensiblement. Certaines continuaient à venir, mais elles étaient de plus en plus rares. » Pourtant, toutes ces (belles) années-là, le salon Safar a connu ses heures de gloire et des habitués de qualité, ambassadeurs, directeurs, professeurs de l’AUB et étudiants en médecine, observateurs de l’ONU et politiciens. « Les gens se retrouvaient aussi pour l’ambiance conviviale qui régnait ici et pour écouter les miniconcerts de oud, de qanoun et de violon que mon père improvisait. » Lorsque le maître tombe et se fracture la hanche, Philippe prend naturellement le relais. « Depuis tout petit, ce métier me fascinait. Je venais l’observer à l’œuvre après l’école. Durant les vacances d’été, j’étais là au quotidien. Je m’y suis rapidement attaché. »

Coiffeur pour hommes, Philippe Safar se souvient des jours heureux. Photo C.H.

La vie du bleu au gris

« Les choses ont changé, l’âme et le visage des gens aussi, poursuit-il, alors que le sien, protégé du Covid par une visière transparente, s’assombrit un instant. Lorsque je venais tous les jours à pied de notre appartement à Hamra, mon bras ne descendait pas à force de Marhaba, w enta kifak échangés avec des connaissances. Maintenant, je fais le même trajet seul sans jamais rencontrer un visage familier. Plus aucun salut, plus aucun ça va et toi ? Même l’université a changé. Aujourd’hui, la plupart des hommes sont barbus et je déteste ça. Ils me font penser à tous les voyous de la guerre. Je refuse de leur tailler la barbe. »

Comme en temps de guerre civile, durant laquelle il n’a fermé que quand les combats étaient trop forts et qu’il se précipitait à l’AUB secourir les blessés, le Covid, les longues heures sans courant, la chaleur moite et la lassitude n’ont pas convaincu le Maalem de baisser définitivement le rideau. « J’ouvre vers 8h30-9h et je ferme à 18h. Je ramène mon déjeuner avec moi que je chauffe et j’attends les clients. » Père de deux garçons et deux filles qui ont fait des études et une carrière plus rentable, le loyer de notre figaro et la vie de ce lieu sacré prendront fin avec lui… « À ma mort, tout ça va disparaître… » Et l’on ressent déjà une certaine tristesse à l’idée que ce précieux endroit, avec Monsieur Philippe, ne disparaisse à jamais, comme un des derniers trésors d’une ville à présent (pré)occupée par le désespoir. Dernier regard sur tout ce bleu, ce « Haircut à 30 000 LL », écrit à l’encre bleue sur une feuille blanche collée au miroir, « je vais le changer et passer à 40 000 », murmure-t-il avec regret, et nous voilà repartis avec la promesse de revenir, très vite, prendre notre dose de bleus.

C’est une de ces journées chaudes d’août, devenu particulièrement pénible depuis un an, où la paresse semble la seule activité possible. Comme une maigre consolation. La ville, vidée de ses habitants, transpire sous le soleil de ce vendredi après-midi. En passant en voiture, on pourrait le rater et pourtant, ce salon de coiffure pour hommes situé en face de l’AUB est un pur bijou....

commentaires (1)

Très bel article !

Joema

09 h 47, le 18 août 2021

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Commentaires (1)

  • Très bel article !

    Joema

    09 h 47, le 18 août 2021

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