Hommages

Partir pour veiller

Incorporer en soi l’être disparu. Ne plus le penser comme un autre qui n’est plus, mais le laisser continuer à vivre en nous, l’intégrer dans nos intimes intuitions, le confondre avec notre propre voix. Point pour le trahir ou se l’approprier, mais pour partager avec lui ce qui nous est vital. C’est un don ultime qu’on lui fait et qu’on se fait. Une vaine tentative pour dire notre admiration, notre reconnaissance et notre amour.

Quand viendra le printemps

Si je suis déjà mort,

Les fleurs fleuriront de la même manière

Et les arbres n’en seront pas moins verts qu’au printemps dernier.

La réalité n’a pas besoin de moi.

Je sens une joie énorme

À la pensée que ma mort n’a aucune importance.

Fernando Pessoa

C’est sur une terre dite sainte que je suis né. Au sein d’un peuple qui a créé les dieux. Je suis de ce fait un descendant des prophètes.

La beauté du lieu, la tendresse des proches, la générosité des oliviers ne laissaient présager la violence endémique, le chaos moral, les conflits inextricables.

L’idéalisme d’une éducation chrétienne s’est mué en militantisme politique pour sauver la société. Mais les idéologies globalisantes et la lecture binaire se sont fracassées sur le réel.

Mes yeux se sont dessillés. L’écriture a fait bifurquer mon existence et m’a sauvé. Je ne subissais plus le monde, je le réinventais. Je me saisissais des détails, aussi minuscules soient-ils : Dieu réside dans les détails. Et plus je mettais à distance mes personnages pour les décrire, plus je m’identifiais à eux. S’éloigner pour être plus proche. Rester habité par sa terre pour découvrir l’ailleurs et autrui. Et à la gravité de l’existence, répondre par l’humour et la dérision.

Ce ne sont pas les Écritures qui m’ont aidé à vivre, mais l’écriture. Les mots ne servent pas à exprimer, mais à révéler. Le mystère de chacun est une mine perpétuelle de laquelle ma petite plume ne pouvait extraire que quelques émotions ou sourires.

Le temps de vie ne suffit pas. Il faut donc continuer, autrement.

Mon corps s’est épuisé. Avant, je ne tenais dans un même lieu qu’un bref moment, et voilà que je ne suis plus en mesure de me déplacer, ni même de lire ou d’écrire. À quoi bon continuer ?

J’ai vécu une vie vive. Il vaut mieux partir maintenant. Mais mettre en scène mon départ.

Me voilà à Ehden. Dans la chambre bâtie par mes parents peu après leur mariage et dans laquelle j’ai vécu mes premiers étés. Je suis entouré de mon épouse, de mes enfants, de ma famille, de mes amis.

Plus je faiblis, plus les images, les parfums, les sons, les temps se mélangent et se superposent. Je vois mes grands-parents assis, mon père rentrant du travail. Me parviennent les odeurs de la cuisine de ma mère. Je me vois en train d’écrire le matin, puis déjeunant avec mes amis. Je revis mes voyages. Me vient subitement le goût des raisins de notre verger à el-Baoul. J’entends mes petits-enfants jouer derrière la fenêtre de ma chambre. Et je ressens la fraîcheur de l’eau de la source de Jouït.

J’ai décidé de partir en cette fin d’après-midi du vendredi 23 juillet, parce que c’est la nuit de la pleine lune. Je pourrai ainsi avancer dans une certaine clarté.

Je me suis éteint doucement, entouré des miens. Je pensais que j’étais en train de somnoler. J’ai continué à les entendre. À ressentir leurs touchers d’adieu sur mon corps.

La messe de funérailles m’a permis de voir autrement l’église de Mar Gerges. Et j’ai vu défiler à travers les présents presque toute ma vie.

Me voilà arrivé au cimetière de l’église de Saydet el-Hara. Ici sont enterrés depuis plus d’un siècle tous les membres de ma famille décédés au Liban. Mon fils a construit il y a quelques années un nouveau caveau, en pierres taillées, sans parpaings ni béton. Mon cercueil est introduit sous une voûte basse. Je suis placé à côté de de ma mère, qui m’a précédé de quelques mois.

La porte du caveau s’est refermée. Les croix de fleurs déposées à la hâte ont été repositionnées par une main fraternelle de façon à mettre sur la porte du caveau, en signe d’espérance, la croix envoyée par les jeunes de la Révolution.

Mon corps est orienté vers l’Est. Ainsi, je ressentirai chaque matin le soleil se levant derrière Jabal Mar Sarkiss.

Dans quelques mois, la neige couvrira le caveau. Et avec le temps mon corps se dissoudra dans la nature. L’eau de la fonte des neiges devrait m’amener vers la vallée de Qozhaya. Avec un peu de chance, je fusionnerai avec un rocher en haut d’une falaise, qui regarde la mer, l’ailleurs et l’infini.

Chaque soir, je verrai le coucher de soleil sur la Méditerranée et sentirai l’encens des prières monter des ermitages vides. Je deviendrai ainsi une part de cette vallée sainte, comme mes ancêtres et comme tous ceux que j’aime et qui me rejoindront.

Sur ce promontoire, centre de gravité du monde, nous serons tous des veilleurs de l’essentiel, des messagers de paix et de liberté, dans cet Orient et partout. C’est que dans chacun de nous, il y a quelque chose qui échappe au temps et aux lieux, quelque chose d'universel, d’éternel et de divin.


Quand viendra le printemps
Si je suis déjà mort,
Les fleurs fleuriront de la même manière
Et les arbres n’en seront pas moins verts qu’au printemps dernier.
La réalité n’a pas besoin de moi.Je sens une joie énorme
À la pensée que ma mort n’a aucune importance.
Fernando PessoaC’est sur une terre dite sainte que je suis né. Au sein d’un peuple qui a créé les dieux. Je...

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