Hommages

L'amour du rare et du beau

C’est au tout début des années 1970, à la Maison du Liban de la Cité universitaire internationale, que j’ai fait la connaissance de Farès Sassine et que nous sommes devenus amis. À cette époque, les amitiés se nouaient d’abord par affinités politiques, et nous partagions tous les deux, avec tant d’autres étudiants arabes, les mêmes positions radicales vis-à-vis des gouvernements que nous tenions pour responsables de la défaite de juin 1967. Le Vietnam, la Révolution culturelle en Chine, l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie et, bien sûr, Mai 68 étaient en outre dans tous les esprits. Notre amitié n’aurait toutefois pas duré cinquante ans, en dépit des changements considérables survenus au Proche-Orient et dans le monde, ainsi que dans nos propres existences, lui au Liban, moi en France, si notre commune curiosité littéraire et artistique ne l’avait pas cimentée, jour après jour, pendant les deux périodes qu’il avait passées en France jusqu’à son retour définitif au pays, fin 1979 ou début 1980, peu après la soutenance de sa thèse de doctorat. Depuis sa disparition, je ne cesse de ressasser les souvenirs de notre complicité dans l’approche des choses de la vie – et dans la découverte émerveillée de ce que Paris, en ce temps-là, recelait de beautés.

Farès était déjà, à moins de trente ans, le brillant intellectuel dont on n’a pas manqué par la suite, à juste raison, de souligner la rigueur et l’élégance dans la réalisation de tout ce qu’il entreprenait comme professeur, éditeur ou écrivain. Aussi n’eut-il pas de mal, dès son arrivée en France, à suivre de près les débats suscités par les œuvres des penseurs qui occupaient alors, fort heureusement, le devant de la scène, tels que Lévi-Strauss, Braudel, Foucault, Deleuze, Althusser ou Barthes. L’un de ses passe-temps favoris était de se rendre à la Sorbonne (en m’entraînant évidemment avec lui !) pour assister à des soutenances de thèses dans lesquelles un éminent professeur de sciences humaines, ou un orientaliste de renom, faisait partie du jury. Parmi toutes ces sommités, c’était cependant Foucault qu’il chérissait le plus, surtout me semble-t-il depuis la parution en 1975 de Surveiller et punir. Son long entretien avec lui, réalisé en août 1979 et longtemps resté inédit, révèle sa parfaite connaissance de l’œuvre du philosophe, bien qu’il n’y fût question que des polémiques provoquées par ses déclarations sur la révolution iranienne, et plus particulièrement sur la « spiritualité politique ». Autant que l’érudition précoce de Farès, sa mémoire infaillible m’impressionnait, que ce fût quand il citait un texte de Platon, récitait un sonnet de Nerval ou de Mallarmé, ou ponctuait ses propos de vers de poésie et d’adages en français, en arabe ou en latin. J’avais déjà remarqué à cet égard sa prédilection pour les écrivains ciseleurs de mots, attentifs à leurs sonorités, et il n’en manquait pas au Liban, d’Amine Nakhlé à Georges Schéhadé qui sont demeurés pour lui d’incontournables références. Cela sans s’interdire, en justifiant ses préférences en littérature, de raconter des histoires drôles, avec l’accent gouailleur de Zahlé, sa ville natale, ou de décocher à ses contradicteurs une de ses cinglantes réparties.

Bibliophile éclairé, Farès connaissait toutes les bonnes adresses où l’on pouvait trouver l’édition originale d’un recueil de poèmes de René Char ou de Pierre-Jean Jouve, imprimé sur beau papier en peu d’exemplaires numérotés. Je l’accompagnais chez les libraires spécialisés, comme Loliée, Kieffer ou Nicaise, où nous passions des heures à regarder et humer les beaux livres que nous ne pouvions acquérir avec nos faibles moyens d’étudiants. Nous prétendions parfois, afin d’être accueillis sans méfiance par nos chers libraires, que nous travaillions pour de riches collectionneurs libanais à la recherche de trésors qu’ils étaient les seuls à posséder ! Ces moments sont restés gravés dans nos mémoires et nous en parlions comme s’il s’agissait de torrides aventures amoureuses. Il y a quelques mois seulement, à Beyrouth, nous nous sommes souvenus en riant de l’une de ces aventures, sous le regard attendri de Jabbour Douaihy : c’était celle de notre visite intempestive à l’atelier de l’éditeur-imprimeur Guy Lévis Mano, le célèbre GLM, qui n’a accepté qu’après nous avoir longtemps examinés de nous montrer avec circonspection un exemplaire de Facile de Paul Éluard, illustré par des photographies de Man Ray…

Personne de mon entourage jusqu’à présent n’était aussi passionné que Farès par tout ce qui est beau et rare, à part notre ami commun Élias Sanbar. Et c’était pour moi jour de fête quand nous allions en explorateurs, tous les trois, aux Puces de Saint-Ouen pour dénicher un album de photographies de Bonfils, ou à la galerie Maeght pour acheter un numéro de sa prestigieuse revue, Derrière le miroir, ou l’une de ses affiches lithographiées. Je suppose que Farès a précieusement conservé ces acquisitions parisiennes, d’autant plus que chacune d’elles devait lui rappeler une histoire émouvante ou hilarante, et qu’il lui avait fallu se serrer la ceinture pour pouvoir en payer le prix. Il était par ailleurs, comme Élias, devenu un vrai connaisseur en matière de vieux tapis, et ils m’épataient quand ils les attribuaient à telle ou telle ville ou tribu d’Iran, de Turquie ou du Caucase, et cela rien qu’en observant leurs architectures et leurs décors, avant de scruter leurs nœuds en experts avertis. Il est même arrivé à Farès de travailler quelques mois pendant qu’il préparait sa thèse dans un magasin de tapis persans, boulevard Raspail, où je le retrouvais de temps à autre à l’heure du déjeuner.

Tant d’autres souvenirs se bousculent dans ma tête, qui se rapportent à l’encyclopédisme bien connu de Farès, captivé autant par la musique classique et le cinéma que par la philosophie, la littérature et les arts plastiques. Homme d’une vaste et profonde culture, homme de goût exigeant et raffiné, il abordait toutes les créations de l’esprit qu’il ne connaissait pas avec à la fois l’intense plaisir d’avoir enfin eu la chance de les découvrir et la volonté d’en percer le secret. À ceux qui me demanderaient maintenant de leur dire ce qui, selon moi, l’animait sa vie durant, je répondrais que je ne trouve pas plus pertinent que ces vers de Michel Leiris sur une affiche de chez Maeght illustrée par Miro – affiche que Farès aimait beaucoup et qu’il m’a incité à acquérir :

« Tous les parfums de l’Arabie,/ tous les rêves du sommeil et de la veille,/ toutes les aventures vécues ou imaginées,/ toutes les expériences nées des œuvres à lire, à voir ou à entendre,/ tous les remous à l’échelle des océans/ ou à celle du verre d’eau,/ tout ce qui peut n’exister qu’à peine/ ou ne pas exister/ mais par quoi l’on existe… »


C’est au tout début des années 1970, à la Maison du Liban de la Cité universitaire internationale, que j’ai fait la connaissance de Farès Sassine et que nous sommes devenus amis. À cette époque, les amitiés se nouaient d’abord par affinités politiques, et nous partagions tous les deux, avec tant d’autres étudiants arabes, les mêmes positions radicales vis-à-vis des...

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