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Société - Reportage

Ils avaient fui les bombes en Syrie, aujourd’hui, ils veulent quitter le Liban à tout prix

Des réfugiés syriens empruntent des voies de plus en plus risquées en cherchant désespérément à quitter un Liban en déconfiture, pour se retrouver pris dans des engrenages inextricables.

Ils avaient fui les bombes en Syrie, aujourd’hui, ils veulent quitter le Liban à tout prix

Le dessin, par un enfant, de sa famille qui tente de fuir le Liban par la mer. (Crédit: Abby Sewell / L’Orient Today)

Huit ans après avoir fui la guerre civile à Hama, Youssef n’avait plus qu’une idée en tête : quitter le Liban par n’importe quelle route, même si celle-ci devait le ramener sous les bombardements en Syrie. Depuis 2016, sa famille ne reçoit plus l’aide mensuelle des Nations unies, il est lui-même réduit au chômage et sa femme souffre d’une maladie cardiaque chronique nécessitant des médicaments qu’elle n’a plus les moyens de payer, si tant est qu’ils soient disponibles dans une économie libanaise en pleine déconfiture.

Recherché par les autorités syriennes, Youssef n’avait même plus l’option de rentrer dans son pays. Il a donc pris la même décision qu’un nombre croissant de réfugiés au Liban : vendre ses biens pour payer 2 500 dollars à des passeurs qui l’emmèneront sur l’île voisine de Chypre, dans l’espoir que sa famille puisse ensuite le rejoindre.

« Ces derniers temps, je n’avais plus de travail, je n’avais rien, j’avais tout vendu pour pouvoir payer mon voyage, mon téléphone et diverses autres choses. Nous avons même vendu les objets en or de ma femme », raconte-t-il. Mais après avoir empoché un dépôt de 500 dollars, les soi-disant passeurs se sont évaporés dans la nature. « J’ai passé presque un mois à discuter avec eux, puis ils ont bloqué mon numéro ; ils ne m’ont plus répondu, ni au téléphone ni sur WhatsApp », affirme Youssef, qui a demandé que son nom soit changé par souci de protéger sa famille.

Cette mésaventure remonte à novembre 2020. En mars dernier, Youssef décide de tenter une autre voie de sortie, encore plus risquée. Il confie alors son épouse et son fils à ses beaux-parents et paye 1 000 dollars à un autre passeur pour le conduire dans la ville syrienne d’Idleb, contrôlée par les rebelles, prenant ainsi le risque d’être intercepté en cours de route par les forces du régime de Damas. À partir d’Idleb, il espérait passer en Turquie puis en Grèce. Mais la Grèce, il n’y entrera qu’après avoir passé deux mois à attendre à la frontière syro-turque.

La frontière syrienne vue depuis la région de Wadi Khaled dans le nord du Liban. (Crédit: Abby Sewell / L’Orient Today)

« La situation à Idleb est vraiment terrible. Vous pouvez mourir à tout moment », expliquait Youssef, via un message WhatsApp, à L’Orient Today, quand il était encore coincé à la frontière. « Ce sont tantôt des bombardements, des explosions, des braquages ou des enlèvements dont est responsable al-Nosra (groupe islamiste connu sous le nom de Hay’at Tahrir al-Sham). Depuis deux mois, j’ai l’impression que chaque jour est mon dernier. »

Répression et désespoir

Alors que la crise protéiforme qui sévit au Liban pousse un nombre croissant de personnes, dont la grande majorité sont des réfugiés syriens, à tenter de fuir vers Chypre, la difficulté de traverser la Méditerranée a pu en inciter d’autres, comme Youssef, à se rabattre sur des itinéraires a priori plus dangereux. Au cours des six premiers mois de 2021, le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR), l’agence des Nations unies pour les réfugiés, a enregistré 13 tentatives de traversée en bateau du Liban vers Chypre par un total de 659 personnes, dont cinq Libanais et 654 Syriens. Ce qui marque une augmentation significative par rapport à 2018, quand 490 personnes avaient tenté leur chance, et 270 en 2019.

En mai dernier, Chypre a déclaré l’état d’urgence et appelé l’Union européenne à l’aide, à la suite de l’afflux de migrants et de demandeurs d’asile en provenance non seulement du Liban, mais aussi directement de Syrie, tout en pressant le gouvernement libanais de renforcer ses contrôles pour stopper les bateaux. Le ministre chypriote de l’Intérieur, Nicos Nouris, avait alors rencontré le chef de la Sûreté générale libanaise, Abbas Ibrahim, pour discuter de « la question de l’immigration illégale à Chypre et de la meilleure manière de la gérer ».

Seuls quatre des bateaux qui sont partis du Liban en 2021 sont arrivés à Chypre, selon une porte-parole du HCR, Lisa Abou Khaled. Les autres embarcations soit avaient été bloquées par les autorités libanaises avant d’atteindre les eaux internationales, soit ont été refoulées par les autorités chypriotes à leur arrivée, ou ont dérivé jusqu’en Syrie, où elles auraient été saisies. En juin dernier, la Sûreté générale a expulsé vers la Syrie au moins cinq réfugiés d’un bateau de passeurs refoulé par les Chypriotes, ce qui avait suscité un tollé des groupes de défense des droits. Les responsables libanais avaient, pour leur part, cité une décision controversée du gouvernement autorisant l’expulsion de réfugiés entrés illégalement dans le pays après le 24 avril 2019. Les autres Syriens à bord du navire, entrés au Liban avant 2019, ont été maintenus en détention pendant plusieurs jours puis relâchés.Parmi ces Syriens, Nour, une femme de la campagne d’Alep qui a tenté le voyage avec ses trois enfants. Jusqu’à tout récemment, confie-t-elle à L’Orient Today, elle avait résisté à l’idée de prendre la mer. Son mari, qui s’était rendu à Chypre il y a cinq ans, prévoyait d’invoquer le regroupement familial une fois qu’il y serait établi. Mais à son arrivée, la famille apprenait qu’il n’avait pas le droit d’amener femme et enfants. « Beaucoup m’ont conseillé de voyager par bateau, j’ai répondu que je ne voulais pas risquer la vie de mes enfants et complètement rejeté cette idée », affirme Nour, qui a souhaité, elle aussi, que son vrai nom ne soit pas divulgué. « Mais étant donné que la situation ici est devenue insupportable, que mon mari ne pouvait pas venir, que des gens y allaient (par la mer) et arrivaient à destination, j’ai décidé de prendre le risque », dit-elle encore, avant d’ajouter : « Ce fut la pire aventure de ma vie. »

Dessin d’un enfant représentant la vie qu’il espère après une traversée dangereuse. (Crédit: Abby Sewell / L’Orient Today)

Nour a vendu sa tente et tous ses biens ménagers pour un voyage coûtant 2 500 dollars. 300 dollars ont été remis aux passeurs avant d’embarquer, le reste étant dû à l’arrivée.Sans surprise, le bateau a été détecté par une patrouille navale libanaise, qui l’a poursuivi alors qu’il essayait de quitter le Liban, mais n’a pas pu le rattraper avant que l’embarcation n’atteigne les eaux internationales. Au large des côtes chypriotes, les réfugiés ont été arrêtés par des gardes-côtes puis transférés sur un autre navire et renvoyés au Liban. Les passagers avaient affirmé aux gardes-côtes qu’ils venaient directement de Syrie, car Chypre refoule les bateaux venant du Liban mais pas de Syrie, mais l’armée libanaise avait pris soin d’informer les autorités de l’île de l’arrivée du bateau, photos à l’appui.

Les représentants des ministères chypriotes des Affaires étrangères et de l’Intérieur n’ont pas répondu aux demandes de commentaires. De son côté, un porte-parole militaire libanais s’est contenté de déclarer que la marine avait saisi, cette année, 21 bateaux soupçonnés de contrebande et arrêté quelque 525 personnes. Des chiffres qui diffèrent de ceux du HCR, lequel ne suit que les navires dont il reçoit le signalement.

Bien que les chances d’atteindre Chypre semblent de plus en plus minces, plusieurs réfugiés qui ont tenté sans succès le voyage assurent à L’Orient Today être prêts à récidiver. « Si l’ONU ne nous aide pas, nous essaierons encore une fois, deux fois, trois fois jusqu’à mourir en mer ou parvenir à destination, car nous ne pouvons plus supporter de vivre cette vie », dit une femme.

Là où une route se ferme, une autre s’ouvre

« L’histoire prouve que les réfugiés et les passeurs qui les aident à traverser les frontières internationales fermées ont une remarquable faculté d’adaptation et d’innovation pour trouver de nouvelles routes vers des lieux sûrs, quels que soient les obstacles », souligne à L’Orient Today Jeff Crisp, expert des questions liées aux réfugiés et chercheur au centre d’études sur les réfugiés de l’Université d’Oxford. Par conséquent, précise-t-il, il ne serait pas surprenant que les réfugiés syriens au Liban qui envisageaient auparavant le voyage à Chypre réfléchissent maintenant à d’autres itinéraires plus dangereux, tels que le voyage terrestre via Idleb et une route maritime vers la Libye, dont Youssef a dit que certains l’empruntent désormais.De fait, un passeur de Wadi Khaled déclare à L’Orient Today, sous couvert d’anonymat, qu’il fait des allers-retours entre la frontière libanaise et la ville de Homs, tandis que d’autres poursuivent leur route jusqu’à Idleb. Côté syrien, les postes de contrôle ne posent aucun problème : « Vous payez et vous passez. » Au volant d’une BMW blanche aux vitres teintées, le jeune homme indique une colline, à quelques centaines de mètres, au sommet de laquelle se trouve la frontière avec la Syrie. On y aperçoit quelques personnes qui l’escaladent à pied. Il montre du doigt d’autres personnes sur des motos chargées de sacs de voyage sur le chemin de la frontière. « Elle vient juste d’entrer », dit-il en désignant une femme à l’arrière de l’un des deux-roues. « Elle vient de Damas. De Damas à Homs, c’est deux heures et demie, et de Homs à la frontière libanaise, une heure. » Tous ceux qui traversent ne fuient pas vers ou depuis le Liban pour de bon, certains d’entre eux effectuent le trajet régulièrement, préférant payer un passeur 70 dollars à Homs plutôt que 100 dollars à la frontière et un test PCR Covid-19, comme cela est actuellement requis s’ils entrent légalement. « 400 partent, 400 viennent. 300 partent, 200 viennent. J’ai du mal à compter », dit le passeur.

La porte-parole du HCR souligne que l’agence n’a eu vent que d’informations anecdotiques sur les réfugiés empruntant la route terrestre entre le Liban et la Turquie via Idleb. Cependant, un responsable du « gouvernement intérimaire syrien » soutenu par la Turquie à Idleb signale à L’Orient Today que le nombre de personnes venant à la fois du Liban et des régions contrôlées par le gouvernement syrien a augmenté au cours de l’année passée. « Comment viennent-ils du Liban ou des zones contrôlées par le régime ? Ils paient des gens de ce régime qui les conduisent dans les zones frontalières ou près de la zone libérée, puis après les avoir laissés sur place, ils pénètrent par leurs propres moyens. Nous ne connaissons pas les chiffres exacts parce qu’ils arrivent illégalement, donc les chiffres ne sont pas précis. Mais chaque jour, des dizaines de personnes viennent dans le nord et la plupart d’entre elles essaient de poursuivre leur chemin vers la Turquie. » De là, selon la même source, « la plupart d’entre elles prennent le bateau pour Chypre ou ailleurs, tandis que certains restent en Turquie où ils trouvent le moyen de vivre, alors que d’autres, très nombreux, partent pour l’Europe ».

Banditisme

Le parcours est risqué. Le passeur de Wadi Khaled reconnaît que de nombreux voyageurs sont victimes de bandits en cours de route. D’autres sont remis aux autorités syriennes par leurs passeurs, selon des réfugiés, et se retrouvent en prison. À la frontière turque, certains sont abattus par des gardes-frontières.

Youssef, pour sa part, a finalement réussi sa traversée, mais la route, raconte-t-il à L’Orient Today via WhatsApp, « ressemble à la mort ». « J’ai passé trois jours sans manger ni boire et marché plus de 30 kilomètres », poursuit-il, avant d’ajouter : « Merci au Dieu de toute la Création. » Lorsqu’on lui demande s’il prévoit de se rendre en Europe, il répond : « Je n’ai plus d’argent pour continuer », suivi d’un emoji haussant les épaules.

Entre-temps, de retour au Liban, Nour tente de décider ce qu’il faudrait faire après sa tentative malheureuse de traverser la Méditerranée. N’ayant plus de toit et ayant vendu tous ses biens pour payer le voyage, elle et ses enfants vivent maintenant sous une tente déjà occupée par sa sœur et son beau-frère. Un temps, elle envisageait de retenter la traversée. « Mais il n’y a plus beaucoup de bateaux en partance parce que les gens sont refoulés. Donc le nombre de voyages diminue. Je ne sais vraiment pas ce que nous allons faire. » Aujourd’hui, Nour est donc coincée au Liban, un pays où elle ne veut pas vivre, qui ne veut pas d’elle mais ne la laisse pas partir : « Ici, ils nous disent : les Syriens ont tout gâché, les Syriens ont détruit le pays. Mais maintenant que nous essayons de nous échapper, vous nous renvoyez ici. »

(Cet article a été originellement publié en anglais sur le site de L’Orient Today le 10 juillet 2021)

Huit ans après avoir fui la guerre civile à Hama, Youssef n’avait plus qu’une idée en tête : quitter le Liban par n’importe quelle route, même si celle-ci devait le ramener sous les bombardements en Syrie. Depuis 2016, sa famille ne reçoit plus l’aide mensuelle des Nations unies, il est lui-même réduit au chômage et sa femme souffre d’une maladie cardiaque chronique...

commentaires (6)

Après tant d'années on dirait qu'ils se sentent et réagissent comme enfants du père de tous...

Wlek Sanferlou

14 h 52, le 21 juillet 2021

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Commentaires (6)

  • Après tant d'années on dirait qu'ils se sentent et réagissent comme enfants du père de tous...

    Wlek Sanferlou

    14 h 52, le 21 juillet 2021

  • On ne se plaindra pas de leurs départ.

    camel

    12 h 18, le 21 juillet 2021

  • ...et en première page,alors que le Liban croule aussi a cause d eux??

    Marie Claude

    10 h 52, le 21 juillet 2021

  • QU,ILS QUITTENT. QU,EST-CE QU,ILS ATTENDENT ? MAIS TANT QU,ILS RECOIVENT DES AIDES DES N.U. ILS NE LE FERONT PAS A MOINS DE POUVOIR EMIGRER MALHEUREUSEMENT VERS L,EUROPE.

    LA LIBRE EXPRESSION

    08 h 59, le 21 juillet 2021

  • Cela vaut mieux pour eux, le Liban n'a malheureusement rien a offrir aux libanais....

    Christine KHALIL

    08 h 14, le 21 juillet 2021

  • Je trouve l’Europe bien silencieuse à ce sujet. Pourtant l’Union Européenne n’hésitait pas à reprocher aux libanais leur attitude raciste ou inhumaine par rapport aux 1,5 millions de syriens se trouvant sur le sol libanais. L’Europe n’a qu’à ouvrit grand les portes de l’immigration sinon que l’UE se taise et arrête de critiquer les libanais.

    Lecteur excédé par la censure

    08 h 10, le 21 juillet 2021

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