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Société - GRAND ANGLE

Les patriarches maronites, dépositaires du Grand Liban

Bkerké a joué un rôle moteur tout au long du XXe siècle dans la construction et la défense de l’État libanais. Il tente aujourd’hui de poursuivre cette mission.

Les patriarches maronites, dépositaires du Grand Liban

De gauche à droite et de haut en bas : Élias Hoayek, Antoine Arida, Paul Méouchi, Antoine Khoreiche, Nasrallah Sfeir et Béchara Raï. Photo d'archives OLJ

« La gloire du Liban lui a été donnée » : telle est la devise des patriarches maronites. « Celle-ci ne dit pas la gloire des maronites », aime à préciser Rony Khalil, professeur d’histoire à l’Université libanaise, qui rappelle qu’en 1736, le premier recueil réglementant l’Église maronite fut appelé « le Concile libanais » pour insister sur l’ancrage territorial de cette communauté présente au Liban depuis le Ve siècle. Détenteurs de l’autorité spirituelle, les patriarches maronites ont dans le même temps été des acteurs de premier plan de la construction de l’identité et de l’État libanais. Avant la création d’entités administratives ou politiques, les minorités vivaient sous le régime des « millets ». La société au Mont-Liban divisée en villages était régie par le patriarche qui avait un pouvoir moral et temporel sur ses fidèles. « Bien que Bkerké n’ait pas une légitimité issue d’élections qui lui donne mandat de parler au nom du peuple, cela reste un symbole fort qui, dans l’inconscient des patriarches, a pour mission de protéger son bébé », en l’occurrence l’État libanais moderne, explique Mgr Paul Rouhana, vicaire patriarcal de Sarba.

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Dans la continuité de cette action, le patriarche Béchara Raï s’est affirmé au cours de ces derniers mois comme le principal fer de lance de la bataille pour la défense de la souveraineté libanaise, lançant une initiative en faveur du principe de neutralité et demandant ensuite l’organisation d’une conférence internationale pour sortir le pays de l’impasse. « Comme chaque patriarche maronite, il sent le poids de la responsabilité nationale sur ses épaules », affirme Mgr Boulos Sayah, qui réside à Bkerké. Béchara Raï était, avec neuf autres chefs des Églises chrétiennes, au Vatican hier, à l’invitation du pape François pour penser l’avenir d’un pays en plein effondrement, cent ans après sa proclamation. Un siècle durant lequel les patriarches maronites ont été des éléments-clés de la naissance et de la défense du Grand Liban.

Le père du Grand Liban

Premier d’entre eux, le patriarche Élias Hoayek (1899-1931) est considéré comme le père du Grand Liban. C’est lui qui, en 1919, conduit la délégation libanaise à la conférence de paix de Versailles pour défendre le projet libanais. À l’époque, le prélat est opposé à la création d’un État uniquement chrétien, considérant que les frontières libanaises doivent inclure des territoires habités par des non-chrétiens. Beaucoup de maronites ne sont pas de cet avis. Le général Gouraud, haut-commissaire en Syrie, exile certains des opposants en Corse où ils sont détenus pendant un an et demi. Ils présentent finalement une lettre d’excuses au patriarche afin de pouvoir revenir au bercail. « Pour le patriarche Hoayek, gagner la cause du Liban était plus important que la maronité de l’État. C’est ainsi qu’il avait accepté la nouvelle Constitution libanaise qui n’indiquait pas que le président de la République devait être maronite. Il avait même accepté, à contrecœur, Charles Debbas, un grec-orthodoxe, comme premier président du Liban », explique Rony Khalil.

Alors que les Français préparent le projet d’élaboration de la Constitution libanaise, le patriarche demande au haut-commissaire Henry de Jouvenel que les élections législatives se fassent sur base confessionnelle. Selon lui, la nature du pays, fondé sur une diversité communautaire, non seulement religieuse mais aussi culturelle et sociale, exige un système électoral où cette diversité puisse s’affirmer et s’exprimer pour un meilleur vivre-ensemble. « Je suis le patriarche maronite, mais ma confession est le Liban et je suis pour tous les Libanais », aimait-il à répéter.

La question de l’acceptation de l’autre, du vivre-ensemble, est un principe inscrit dans les gènes de l’Église maronite. « Les patriarches maronites croient toujours à la main tendue vers le non-chrétien qui vient soutenir l’épanouissement du Liban dans sa diversité, loin de l’hégémonie d’une partie sur une autre », précise ainsi Antoine Saad, auteur d’une biographie sur le patriarche Nasrallah Sfeir.

Pour mémoire

La position de Raï sur la neutralité en phase avec l’histoire de Bkerké

À cette époque, les maronites n’envisagent pas que le Liban devienne indépendant, malgré la relation parfois tendue avec Paris. « La France est comme le soleil. De loin elle illumine, de près elle brûle », résumait le patriarche Hoayek. Il a des rapports conflictuels avec le général Maurice Sarrail, haut-commissaire en 1924, fervent militant de la laïcité, connu pour son anticléricalisme et proche des cercles francs-maçons. Le prélat bénéficie de l’appui de la communauté musulmane dans le bras de fer qui l’oppose aux « laïcards » français.

« Le patriarche des pauvres »

Cette situation en dents de scie entre la France et le patriarcat maronite se poursuit avec son successeur, Antoine Arida (1932-1955). Originaire de Bécharré, il fait ses études à Saint-Sulpice à Paris. Durant la Première Guerre mondiale, en tant qu’évêque de Tripoli, il hypothèque sa croix et sa bague ainsi que des terrains appartenant à l’évêché pour nourrir les pauvres, toutes confessions confondues, chrétiens et musulmans, ce qui lui vaudra plus tard le surnom de « patriarche des pauvres ».

« Tous ceux qui envisagent l’indépendance du Liban hors du cadre de la France se font des illusions », déclare-t-il au début de son mandat. Mais l’affaiblissement de la France dans les années 1940 change la donne et permet aux Anglais d’entrer en jeu, notamment grâce au général Edward Spears qui convainc une partie de la classe politique maronite d’œuvrer pour l’indépendance.

Le patriarche Arida commence alors à s’opposer peu à peu à la présence française au Liban. Malgré son excellente relation avec la puissance mandataire, il est conscient du fait que la situation n’est pas tenable. « Vous avez été mandaté pour une mission temporaire, mais vous vous comportez comme si vous alliez rester indéfiniment », reproche-t-il aux Français. Il commence à soutenir les demandes d’indépendance et organise une conférence nationale à Bkerké le 25 décembre 1941, au cours de laquelle les participants qui représentent toutes les communautés libanaises font un appel en ce sens. « Il leur avait dit que l’intérêt national est au-dessus de tout autre intérêt, faisant allusion indirectement à sa relation privilégiée avec la France », précise Rony Khalil. Durant ses fonctions, Antoine Arida fonde aussi la société d’électricité de Qadicha et la Cimenterie nationale, dont le patriarcat est encore un des plus importants actionnaires.

« Mohammad Méouchi »

À sa mort, lui succède Paul Méouchi (1955-1975) qui s’inscrit dans une dynamique plus régionale et joue les médiateurs durant la révolution de 1958. Il défend la formule libanaise et son insertion dans son environnement arabe, tandis que la communauté sunnite est prise dans la tourmente du nationalisme arabe incarné à l’époque par le raïs égyptien Gamal Abdel Nasser. Sur le plan interne, le patriarche Méouchi s’oppose au président Camille Chamoun. Les partisans de ce dernier le surnomment « Mohammad Méouchi », l’accusant d’être trop favorable aux musulmans. Le patriarche cherche plutôt à trouver un équilibre, reprochant à Chamoun une approche pro-occidentale trop marquée, alors que le monde arabe est en pleine ébullition après la crise de Suez (1956). Bien qu’étant un fervent opposant à Nasser, on lui attribue aussi le sobriquet de « patriarche des Arabes », notamment en raison de son amitié avec le roi Hussein de Jordanie, qui lui a offert une Mercury noire. « Le patriarche Méouchi avait une très forte personnalité. Il ne tolérait pas que le président de la République s’épanouisse loin de l’influence de Bkerké. Et Camille Chamoun avait une personnalité charismatique et n’avait pas pris le soin de ménager le patriarche. D’où le clash entre les deux. Cela a toujours été le cas au Liban quand le patriarche et le chef de l’État sont forts », explique Antoine Saad. Il soutient Fouad Chéhab contre le président Chamoun lors de la révolte de 1958. Par la suite, le prélat se dispute avec Fouad Chéhab quand celui-ci devient président. « Le patriarche a même caché à Bkerké des leaders du PSNS lors du putsch raté contre Chéhab », précise M. Saad. Le patriarche se place officiellement en dehors du jeu politique. Mais au sein de la communauté chrétienne, l’avis de Bkerké a toujours été au moins aussi important que celui de Baabda, entretenant parfois une rivalité entre les deux pôles. « Les patriarches interféraient parfois dans les affaires nationales, et non pas politiciennes », rectifie M. Khalil.

« Le pape aussi est catholique »

En 1975, Antonios Khoreiche (1975-1986/démission) succède à Méouchi. A posteriori, les observateurs le considèrent comme un sage capitaine, qui pilota le navire de l’Église et du Liban dans la mer houleuse de la guerre civile. « Khoreiche n’était pas un patriarche faible comme certains ont voulu le qualifier. Il n’était pas charismatique. Mais il a eu des prises de position fortes face aux menaces et aux divisions qui secouaient le pays à cette époque », décrypte Antoine Saad. Évêque de Saïda avant de devenir patriarche, il est originaire de la région de Bint Jbeil, à prédominance chiite. « Il a vécu la coexistence pacifique entre les communautés. Il a ainsi refusé tout projet visant à diviser le pays, confiant que les Libanais pouvaient vivre ensemble », renchérit Mgr Paul Rouhana. Ses positions sont en concordance avec le Vatican, notamment sur le rôle des chrétiens au Liban et en Orient. Il s’oppose avec virulence aux projets isolationnistes de certains chrétiens ainsi qu’à l’idée d’un Liban fédéral. Ce courant a pourtant fait son chemin au sein de l’ordre libanais maronite (Kaslik) sous la direction de l’abbé Boulos Naaman qui soutient le Front libanais et les Forces libanaises. Ces derniers se considèrent comme les ultimes défenseurs des chrétiens d’Orient et critiquent la politique du Vatican. « Dans ses Mémoires, l’ancien ministre Fouad Boutros revient sur une de ces rencontres au Vatican. Le Saint-Père lui a dit : “Dites aux Forces libanaises que le pape est aussi catholique” », raconte M. Saad en référence à la surenchère chrétienne à cette époque.

Au milieu des années 1980, alors que la formule de 1943 est balayée par la guerre, et que le patriarcat n’arrive même pas à réunir les belligérants chrétiens qui ne se parlent presque plus, le Vatican décide d’intervenir sur la scène libanaise et propose un projet dont le lancement exige un changement à la tête de l’Église maronite. C’est ainsi que le patriarche Khoreiche démissionne, laissant la place à l’élection de Nasrallah Sfeir (1986-2011/démission).

Kornet Chehwane

Ce dernier est un élément-clé de la lutte contre l’occupation syrienne et l’artisan de la réconciliation de la Montagne après les massacres perpétrés par des druzes. « Il a été un opposant féroce à l’occupation syrienne. Il porta sa cause aux quatre coins du monde lors de ses voyages pastoraux, notamment aux États-Unis », rappelle M. Khalil. Le rêve du patriarche Sfeir s’est finalement réalisé en avril 2005, soit presque cinq ans après le fameux appel de Bkerké en 2000. Sous son patronage est créé le Rassemblement de Kornet Chehwane formé de personnalités politiques chrétiennes, en vue de mettre un terme à près de trois décennies d’occupation syrienne au Liban. En 2001, il boycotte le voyage en Syrie de Jean-Paul II.

Auparavant, l’accord de Taëf peut être considéré comme un triomphe pour le patriarcat – et pour Sfeir en particulier – puisqu’il consacre le Liban comme patrie définitive pour tous les Libanais, dans le préambule de la Constitution. Cette victoire est plus importante que les prérogatives du président maronite, nonobstant les discours démagogiques de certains partis politiques. Pour Antoine Saad, « il y a une constante chez les patriarches qui est le fait de vouloir que le président de la République, maronite, puisse réussir sa tâche, et jouer parfaitement le jeu de la coexistence islamo-chrétienne ». Le patriarcat a toujours donné une attention particulière au Premier ministre ainsi qu’aux familles politiques musulmanes. À Bkerké, toute personne prête à s’investir dans le Liban de la diversité et de la coexistence est bien reçue, même jusqu’à présent. « C’est ainsi que le patriarche Sfeir a donné une chance à Rafic Hariri, parce qu’il croyait qu’il pouvait poursuivre l’œuvre de Riad el-Solh. Ce dernier est une légende dans la tradition patriarcale », précise M. Saad. Le patriarche Sfeir a vu en Rafic Hariri le musulman libéral, loin du nassérisme et de l’islam politique, qui appuie un Liban libre, souverain et indépendant. Les relations entre les deux ont ainsi oscillé selon les rapprochements de Hariri avec Damas et ses éloignements.

Sfeir démissionne en 2011. Et c’est ainsi que fut élu l’actuel patriarche, Béchara Raï. Ce dernier a voulu recentrer Bkerké au début de son mandat – notamment par rapport à Sfeir – en ouvrant un dialogue avec le régime syrien, durant le début des révoltes arabes, probablement par crainte d’une vague islamiste. Mais sa démarche était vraisemblablement plus pragmatique qu’idéologique. « La politique du patriarche Raï a été confuse au début. Il n’est pas facile de succéder à Nasrallah Sfeir. Son désir de se démarquer de son prédécesseur, en se rapprochant du camp du 8 Mars, a été un pas manqué. Il est allé un peu loin, et certains disent trop loin », dit M. Saad. Mais après le soulèvement populaire d’octobre 2019, Béchara Raï a, semble-t-il, fait sa propre révolution, et tenté de remettre Bkerké au centre du village.

« La gloire du Liban lui a été donnée » : telle est la devise des patriarches maronites. « Celle-ci ne dit pas la gloire des maronites », aime à préciser Rony Khalil, professeur d’histoire à l’Université libanaise, qui rappelle qu’en 1736, le premier recueil réglementant l’Église maronite fut appelé « le Concile libanais » pour insister...

commentaires (4)

Votre article est très intéressant, je ne savais rien car je suis grecque orthodoxe, je savais une chose que les grecs orthodoxes n’ aimaient pas les maronites, ils préféraient de loin les musulmans

Eleni Caridopoulou

20 h 00, le 02 juillet 2021

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Commentaires (4)

  • Votre article est très intéressant, je ne savais rien car je suis grecque orthodoxe, je savais une chose que les grecs orthodoxes n’ aimaient pas les maronites, ils préféraient de loin les musulmans

    Eleni Caridopoulou

    20 h 00, le 02 juillet 2021

  • Que de temps perdu et que d’alliances louches et mésalliances tardives. A force de mélanger religion et politique le Liban s’est vu livré aux démons qui ont décidé de le griller en enfer au nom d’un certain dieu. et à cause d’un manque de longueur de vue et de projets constructifs et unificateurs par tous les dignitaires de ce pays qui ont cédé facilement leur place aux usurpateurs avec leurs slogans fallacieux de protecteurs. Le patriarche actuel n’est pas assez insistant ni assez incisif dans ses décisions pour pouvoir convaincre le monde de son exigence à la neutralité impérative de notre pays pour ce dernier puisse se reconstruire et couper ainsi l’herbe sous les pieds de tous les va-t’en guerre qui s’inventent des guerres pour justifier la possession de leurs armes illicites et se positionnent comme étant des résistants pour des causes qui ne concernent aucunement notre pays mais servent leurs affaires. Face à deux pelés et trois tondus qui se sont appropriés le pays les hauts dignitaires peinent à récupérer leur place par manque de générosité, d’intelligence, et de tactiques. Ils préfèrent que les croyants leur tombent dans la soutane sans qu’ils ne les protègent ni ne les aident en les invitant à prier pour un miracle qui n’aura jamais lieu, du coup ils désertent les mosquées et les églises et font de leurs tortionnaires des sauveurs à la première miette jetée et accompagnée de slogans fallacieux pour les conquérir.

    Sissi zayyat

    13 h 13, le 02 juillet 2021

  • Des vieux mâles en robe.... Tant qu’on se débarrassera de ces affreux personnages de toutes les religions, nos problèmes persisteront Oui à la spiritualité, non à la religion et encore moins aux religieux

    Le Tigre

    09 h 02, le 02 juillet 2021

  • Merci pour l’équipe de l’Orient-le-Jour pour ce rappel historique du rôle que les Patriarches Maronites ont joué durant notre histoire modern. Dance un monde ou les journalistes du monde aiment à fustiger et a mécomprendre l’Église, cet article est un exemple de courage et de rectitude journalistique.

    Michael Joseph Mouawad

    01 h 44, le 02 juillet 2021

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