Publié en août 2020 à La Manufacture des livres, le premier roman de Laurent Petitmangin, Ce qu’il faut de nuit, a déjà reçu de nombreux prix. Comment ce texte, dont le titre sous-entend une forme de nécessité à la noirceur et aux ténèbres, parvient-il à interpeller ses lecteurs dans les recoins insoupçonnés d’un questionnement sur la paternité, la filiation et la transmission ? Les premières pages du livre nous présentent un père, veuf, qui s’occupe de ses deux enfants. Il partage avec eux des moments de complicité autour du foot, ainsi que son implication politique au sein du parti communiste. Au cœur de ce trio masculin, se tissent les liens d’un quotidien rassurant, qui dessinent les contours d’une intimité renforcée par la proximité des deux frères. « Depuis toujours, j’ai le souvenir de Gillou rayonnant dès qu’il voyait rentrer son frère. Un miracle quotidien. Fus à peine débarrassé de sa veste, Gillou lui racontait toute sa journée dans le détail. (…) La vie ne m’avait pas fait trop de cadeaux, mais j’avais deux gaillards qui s’aimaient bien. Quoi qu’il arrive, l’un serait toujours là pour l’autre. » D’une manière sourde, Fus va basculer dans le giron de l’extrême droite et dans la violence. Son père et son frère vont assister, impuissants, à ses séquelles physiques liées à des affrontements physiques récurrents qui débouchent sur son incarcération. Dans cette petite ville située à la frontière du Luxembourg, le charme lorrain offre un discret contrepoint à cette famille en décomposition. « Août, c’est le meilleur mois dans notre coin. La saison des mirabelles. La lumière vers les cinq heures de l’après-midi est la plus belle qu’on peut voir cette année. Dorée, puissante, sucrée et pourtant pleine de fraîcheur. Déjà pénétrée de l’automne, traversée de zestes vert et bleu. Cette lumière, c’est nous. Elle ne s’attarde pas, elle annonce déjà la suite. » Dans ce parcours chaotique où chacun des trois protagonistes tente de ne pas sombrer, Fus prend une ultime décision, qu’il exprime dans une lettre adressée à son père. « Quand tu liras ces mots, je serai déjà en voyage. Vous avez tous besoin de repos, il est inutile que vous vous épuisiez ainsi à ces inutiles trajets. Il est grand temps que je vous libère. » Comme pour atténuer le chagrin de ses proches, il fait réapparaître un passé commun. « Je ne regrette rien de ma vie, en tout cas pas celle que nous avons vécue ensemble. »
Comment êtes-vous devenu écrivain ?
J'ai démarré l'écriture il y a une dizaine d'années ; un collègue de chez Air France, où je travaille, m’a ouvert la voie en me montrant un livre qu’il avait publié. J’ai commencé plusieurs histoires ; pour certaines, je suis allé au bout. J’ai finalement envoyé à mon éditeur deux manuscrits et nous avons décidé de publier en premier Ce qu’il faut de nuit ; le second sera publié en octobre.
Mon premier roman est une pure fiction, même si la Lorraine est bien ma région d’origine. De plus, comme les protagonistes, je suis fils et petit-fils de cheminots, mais je voulais surtout poser la question suivante : des parents peuvent-ils être déçus de leurs enfants ? Et si oui, jusqu’où cela peut-il aller ? Et puis j’avais depuis longtemps une scène en tête, celle d’un père qui regarde son fils jouer au foot, je la raconte dans les premières pages du livre. Un jour, elle a été suffisamment mûre pour que je l’écrive ; le choix que la déception paternelle serait d’ordre politique est venue après.
Le roman ne permet-il pas une double exploration du lien entre un père et ses fils et entre deux frères ?
Dans ma scène de départ, il n’y avait qu’un père et son fils, puis j’ai ajouté le cadet, afin de complexifier la situation et d’explorer d’autres aspects. Je voulais voir comment l’aîné va un peu se sacrifier, et comment va rester, malgré tout, entre les deux frères, une forme de fidélité et d’amour. Le petit frère permet de tendre l’histoire et ses ressorts dramatiques, par des jeux d’opposition. Ce qui est intéressant, c’est que le père est tout aussi perdu face aux choix politiques de son aîné que face à la réussite de son cadet, qu’il ne parvient pas à appréhender. Le départ du cadet est caractéristique du parcours de nombreux jeunes Lorrains qui, pour réussir, doivent quitter leur région natale. Or nous sommes très attachés à notre région et on a le sentiment de la trahir en la quittant pour travailler.
Y a-t-il de la culpabilité du cadet vis-à-vis de l’aîné, sachant que l’un réussit pendant que l’autre tombe dans le drame ? Cette problématique me semblait belle à traiter, pour voir jusqu’où elle pouvait aller, notamment avec le geste final de l’aîné qui décide d’arrêter tout cela et de libérer son frère de sa présence. Or en se suicidant, il ne résout pas la question ; j’ai souhaité une fin qui s’impose à tout le monde. Je voulais voir les frottements entre le libre-arbitre d’un côté et la fatalité de l’autre.
Le thème du deuil – celui de la mère, celui du fils, mais surtout celui des attentes du père – n’est-il pas essentiel dans ce roman ?
Le personnage de la mère disparue est essentiel dans l’histoire et le père s’y réfère beaucoup, dans une optique de transmission. Mais le deuil de ses attentes semble impossible et à un moment, il dit que même si son cadet devenait ministre, cela n’enlèverait rien à ce qu’a fait son frère, ce qui est terrible. Il y a presque un deuil de l’individualité de chaque membre de la famille. Ils se retrouvent tous embarqués dans le même précipice ; le cadet a beau faire ce qu’il veut, il ne pourra pas effacer la perte et le drame qui s’est passé avec l’aîné. Et c’était important qu’il y ait cette fin abrupte, mais tout le monde ne la comprend pas. Certains lecteurs refusent de lire le suicide de Fus et interprètent la lettre comme un projet d’évasion de la prison, ils n’ont pas envie que Fus meure.
Ma lettre est assez ambiguë, et je n’ai pas souhaité la changer parce que j’ai eu beaucoup d’émotion à l’écrire. Il y a une accélération dramatique dans les derniers chapitres du livre, et c’est la fatalité qui gagne. Le dernier geste de libre-arbitre est l’acte de Fus ; c’est lui décide de sa fin. La petite amie de Fus a une grande responsabilité dans son geste, elle donne un visage à la fatalité.
Avez-vous souhaité explorer la violence de la rupture du lien entre un enfant et ses parents ?
Mon propos n’est pas de trouver des solutions, mais de voir jusqu’à quel point ce lien peut être malmené. Dans sa lettre d’adieu, Fus revient rapidement sur sa petite enfance, c’est peut-être une façon de rassurer son père et de se dire que tout n’a pas été vain ; il lui propose une justification à son existence.
J’ai eu la chance de rencontrer de multiples lecteurs cette année, dont des lycéens, et ces derniers sont nombreux à s’être interrogés sur l’attitude du père, qu’ils jugent trop froid et pas assez réactif vis-à-vis de son fils. Les adolescents ont une lecture plus charnelle et moins distanciée que celle des adultes : ils auraient aimé que le père soit plus interventionniste, qu’il mette les choses au clair, et qu’ils puissent parler, mais si cela avait été le cas, le roman n’aurait pas existé de cette manière-là.
Ce qu’il faut de nuit de Laurent Petitmangin, éditions La Manufacture des livres, 2020, 198 p.