Rechercher
Rechercher

Nos Lecteurs ont la Parole

Photo-souvenir dans le bois des Pins de Beyrouth

Ce jour-là, dans le bois des Pins « Horch al-Snawbar » de Beyrouth, les balançoires nous tendaient les bras pour sauter dessus, leur grincement parlait à nos cœurs et résonnait à nos oreilles. En flânant dans ses allées, je trouvai des senteurs familières et j’en découvris quelques autres. Chez le vendeur de pop-corn, je m’attardais auprès du chariot à roulettes jusqu’à ce que j’entendisse les bruits des grains qui éclataient : la bonne odeur du maïs soufflé se répandait dans l’air. Cela sentait l’odeur sucrée du caramel rouge chez les vendeurs de pommes d’amour : de belles pommes craquantes enrobées de caramel rouge vif, qui se dégustaient à pleines dents comme une grosse sucette. Et chez ceux qui vendaient les navets au vinaigre, colorés en rose par des betteraves crues, qu’on mangeait sur le pouce noyés dans leur saumure au vinaigre, servis par des soucoupes à café, ça sentait le parfum aigre.

Durant la prise de vue de ma première photo-souvenir avec mon frère aîné, un vent salin venant de la mer caressait les cimes des arbres de pin, qui semblaient toucher le ciel, avec un doux frémissement. Je me retrouvais avec les poches de mon short rouge, à bouton métallique, imprégnées d’eau, bien remplies de lupins et des rouleaux de réglisse. Les fils sucrés de barbe à papa me collaient aux doigts, après avoir croqué son nuage en la dévorant. Je garde en mémoire son crépitement sur la langue et son sucre collé au palais de ma bouche ! La saumure au vinaigre des navets laissa une grosse tache rose clair sur ma chemise blanche à manches courtes, qui sentait l’odeur piquante du vinaigre.

J’étais saisi par un mélange d’émerveillement et d’appréhension, car c’était la première fois que je posais pour un photographe pour une photo-souvenir. Nous étions, en plein air sous un arbre de pin géant, entourés de photos exposées au soleil, étendues et accrochées avec des pinces à linge sur un cordage tendu entre deux arbres de pin. Derrière nous, un grand dessin aux craies colorées sur une planche de bois : nous apparitions avec les animaux de la forêt.

Avec son accent, syntaxe inversée et confondant le masculin avec le féminin, le photographe s’adressa à mon frère aîné : « Pas bouger, demande à ta petite frère. » Des mots, aux tonalités étranges, qui me surprirent. Pour pouvoir faire la mise au point sur le grand dépoli, à l’arrière, le photographe était caché sous son voile noir derrière sa chambre photographique en bois, à soufflet en tissu, fixée sur un trépied.

Le temps de pose était très long, il était absolument essentiel de rester immobile. Mon frère aîné posa sa main autour de mon cou, à mon tour je lui enserrai les hanches. Nous étions silencieux et raides comme des piquets. Au bout de quelques minutes, mon sourire aux lèvres se transforma en un rictus figé. J’avais des difficultés à maintenir mon regard fixe sans cligner et a fortiori fermer les yeux. C’était très difficile, pour moi, de rester sans bouger.

Après la pose, nous étions assis côte à côte sur un petit muret de pierre à attendre avec impatience le tirage sur papier, qui se faisait sur place, de la photo. Après son rinçage à l’eau, le photographe afficha sa déception en s’adressant à mon frère aîné : « Bouger ta petit-frère, raté le photo. »

Effectivement, la photo était très floue dans sa totalité : on ne voyait rien ! Le photographe la déchira aussitôt. Les quelques pièces de monnaie de piastres qui nous restaient ne suffisaient pas pour la refaire. J’étais envahi par un sentiment de culpabilité et d’amertume : si je n’avais pas bougé on aurait eu une belle photo-souvenir. À leur insu, je me suis penché pour ramasser la photo déchirée en deux morceaux que je cachais dans ma poche. Je les gardais précieusement et longtemps dans mon cahier d’écolier, à réglure grands carreaux, dans le vieux tiroir en bois du garde-manger. Sur le banc de l’école les deux morceaux de la photo déchirée me servaient de marque-page. À l’abri des odeurs de craies poussiéreuses et alcalines ou encore celle de la pâte à modeler, qui sentait la cire et l’huile, ils parfumaient les feuilles de mon cahier d’écolier de mille odeurs agréables qui m’avaient ravivé et attiré pendant cette journée, mais les bonnes senteurs ne réussissaient pas à atténuer mon amertume, car le temps n’avait pas adouci mes regrets : ce fut l’unique photo d’enfance qui témoignait des souvenirs des moments passés dans le bois des Pins « Horch al-Snawbar » de Beyrouth.

Auteur

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

Ce jour-là, dans le bois des Pins « Horch al-Snawbar » de Beyrouth, les balançoires nous tendaient les bras pour sauter dessus, leur grincement parlait à nos cœurs et résonnait à nos oreilles. En flânant dans ses allées, je trouvai des senteurs familières et j’en découvris quelques autres. Chez le vendeur de pop-corn, je m’attardais auprès du chariot à roulettes...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut