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Culture - Design/Installation

Pour Laurence Yared, « tout est mémoire » et tapisserie de poussière

Elle effectue un retour aux racines à travers un travail sur les ornements architecturaux et la poussière... Rencontre à Deir el-Qamar avec cette designer, scénographe et « graphiste d’intérieur » française d’origine libanaise, en résidence artistique au Chouf à l’invitation de l’Institut français du Liban.

Pour Laurence Yared, « tout est mémoire » et tapisserie de poussière

Laurence Yared, artiste en résidence invitée par l’Institut français de Deir el-Qamar. Photo Ammar Abed Rabbo

C’est une jeune créatrice qui aime « collaborer » avec le vent, la chaleur et le temps… Autant de facteurs qui altèrent, modifient, redessinent ou effacent les êtres, les choses, les situations, les ressentis et… la mémoire. Celle des lieux n’étant pas des moindres, elle a ainsi concocté dans le cadre inspirant de la cité des émirs un projet artistique baptisé « Résurgences » portant sur « la relation entre les gens et leur environnement familial, social, politique et économique à travers l’architecture, et plus particulièrement les ornements architecturaux qui les entourent », indique-t-elle. Un projet qui a pris la forme de 5 « tapisseries de poussière » qu’elle a installées samedi dernier sur différentes places de Deir el-Qamar avec l’aide d’une quinzaine d’étudiants de la faculté d’architecture de l’Université libanaise de la région. Puis, à partir de là, Laurence Yared laisse faire la nature et ses éléments.

« Ma partition est posée, maintenant elle va être interprétée par les spectateurs et le vent », déclare à L’Orient-Le Jour cette designer et scénographe française d’origine libanaise, en résidence artistique au Liban depuis le 22 avril, à l’initiative de l’Institut français du Liban au Chouf.

Design graphique vivant

Diplômée de l’École supérieure des arts appliqués Duperré à Paris, cette graphiste de formation affirme s’être « orientée progressivement vers une approche du graphisme plus spatiale et de l’ordre de l’installation », jusqu’à se retrouver aujourd’hui « un pied dans le design, l’autre dans l’univers de l’art ». Celle qui alterne depuis maintenant dix ans une casquette de scénographe d’expositions muséales, avec une autre de «graphiste d’intérieur », travaille beaucoup, précise-t-elle, « sur des parois, des cloisons, des murs et des sols ». Outre ses collaborations avec de grands musées en France (dont le Centre Pompidou, le musée des Arts et Métiers, la Conciergerie, la Biennale de design de Saint-Étienne ou encore L’Espace Pierre Cardin), elle a signé plusieurs performances de « design graphique vivant » basé sur des matériaux singuliers qui réagissent à l’environnement et collaborent avec la nature. À l’instar d’un « carrelage formé de 5 600 poches d’eau, d’une cloison de glaçons colorés ou de tapisseries de poussière réalisées au pochoir », indique-t-elle.C’est justement à partir de cette « poussière de presque rien » récupérée dans Deir el-Qamar et les villages des environs qu’elle a composé les cinq pièces de « Résurgences », son projet de résidence, reproduisant différents motifs de frises et de carrelages anciens libanais. Cinq tapisseries réalisées donc avec de la poussière exclusivement, mais de la poussière provenant de différentes substances : du sable des champs agricoles, des gravats de chantiers de construction ou des débris des ateliers d’artisans, qu’elle a travaillés au pochoir au cours d’une journée de performances.

Disséminées dans différents lieux de la cité des émirs, allant de l’esplanade de l’église Saydet el-Tall à la cour intérieure de la Qaïssarieh (l’ancien marché de la soie du temps de l’émir Fakhreddine II, qui abrite aujourd’hui les locaux régionaux de l’Institut français du Liban), en passant par la place centrale de la ville, ces œuvres de poussière offrent aux visiteurs ainsi qu’aux habitants comme un parcours renouvelé des points cardinaux de cette ville historique à la lueur de ses ornements patrimoniaux vus sous un angle intimiste.

Laurence Yared et les étudiants de la faculté d’architecture de l’Université libanaise à pied d’œuvre sur la place de Deir el-Qamar. Photo Ammar Abed Rabbo

Parterres éphémères et « Résurgences »

Car le graphisme de ces parterres éphémères est issu d’une sélection de motifs décoratifs collectés auprès de Libanais de toutes les régions, à travers un appel à participation lancé par l’artiste via les réseaux sociaux de l’Institut français. « J’ai demandé à tous les intéressés de m’envoyer une photo d’un élément ornemental faisant partie de leur quotidien, accompagnée d’une explication en quelques lignes de ce qu’il signifie pour elle ou lui. Suite à quoi, j’ai choisi de retravailler et d’éditer au pochoirs certains avant de les mettre en scène au sein d’une performance-installation », explique Laurence Yared. « À travers ce projet, je voulais proposer une réflexion autour des traces des ornements architecturaux disparus, devenus poussière au fil du temps ou brutalement pulvérisés suite à des événements tragiques, comme l’explosion du port de Beyrouth », poursuit la jeune femme. Laquelle insiste sur le fait qu’elle n’a pas choisi la poussière comme principale matière de travail de manière anecdotique. « Évidemment, il y a la symbolique de la destruction qui s’en dégage fortement, mais il y a aussi cette idée de résurgence, de réapparition dans la poussière, de quelque chose qui se recrée et qui renaît d’une certaine façon », signale-t-elle.

Des racines et une double explosion…

À l’instar de son lien avec le Liban. « Mon père est libanais. Il a grandi à Beyrouth avant de s’installer en France. Moi, je suis née et j’ai toujours vécu à Paris. Et je n’étais venue au Liban qu’une seule fois précédemment, alors que la moitié de ma famille paternelle y vit encore. J’avais depuis longtemps envie de venir ici réaliser un projet, mais ce sentiment s’est beaucoup renforcé avec la tragédie qui a frappé la capitale », confie-t-elle. « Quand j’ai vu cet appel à résidence, je me suis dit : il faut que j’y aille parce que, ainsi, je pourrais être avec les gens là-bas. J’avais envie d’apporter quelque chose à travers mon travail, mon savoir-faire, dans les limites de mes compétences. Et j’ai donc construit «Résurgences» qui part du patrimoine ornemental, très riche, dans toutes les régions du Liban, et en particulier à Deir-el-Qamar, pour établir un double dialogue. D’abord entre le Chouf et Beyrouth, car le projet s’inscrit dans un contexte post-4 août indéniable, ensuite entre les contributeurs, le public et moi-même. Je voulais rencontrer les gens au travers de ce prisme qu’est l’ornement. Car, au final, ces motifs décoratifs ne parlent que de l’humain, de cette relation intime que les personnes tissent avec les architectures de leurs habitats et des lieux qu’ils fréquentent… Nadia, une jeune fille de Beyrouth, a par exemple envoyé l’image d’un carrelage qu’elle admire dans un café de Beyrouth où elle passe tous les jours avant d’aller travailler à l’Université américaine. Haïfa a choisi, elle, de me parler du sol de sa maison de famille à Baakline, dont les motifs ont vu se succéder cinq générations et tant de secrets de famille », écrivait-elle dans la notice qui accompagnait la photo… « Ce sont ces sortes de petites histoires que je voulais recueillir qui ont donc été le point de départ de mon travail », ajoute Laurence Yared. Avant de poursuivre : « De mon côté, j’ai collecté sur le territoire différentes poussières (de la poussière de terre, de pierre, de marbre) qui ont chacune, encore une fois, une histoire. Certaines sont issues de Beit el-Jabal, la maison d’hôte où je suis logée et qui est en fait une vieille maison toujours en cours de restauration, et donc en chantier. D’autres ont été ramenées d’un village adjacent à Deir où on a fait un atelier avec des écoliers… » « En fait, tout dans ce projet est mémoire : les motifs ont une mémoire et la matière utilisée également », affirme cette artiste singulière.

Laurence Yared et les étudiants de la faculté d’architecture de l’Université libanaise à pied d’œuvre sur la place de Deir el-Qamar. Photo Ammar Abed Rabbo

La suite en septembre

Cette première partie de la résidence faite de rencontres avec le lieu, les gens, les habitants, et notamment les étudiants de l’UL, autour des performances partagées sera suivie en septembre de deux créations plus pérennes d’objets qui vont être produites au cours de la seconde phase du séjour de Laurence Yared au Liban. Destinée à Deir el-Qamar, la première prendra la forme d’une suite de paravents-sabliers monumentaux qui, en se vidant de leur sable, dévoileront des motifs progressivement.

Quant à la seconde, il s’agira d’une installation immersive d’une tapisserie de poussière qui sera fixée du sol aux murs et au plafond. Et qui est destinée à Beyrouth.

« On cherche encore l’endroit adéquat pour la présenter », révèle Laurence Yared. Avant de conclure dans un large sourire : « Tout mon design est sous-tendu de l’idée de spectacle et de performance. Celle-ci peut durer trois jours comme trois mois. Mais j’aime toujours que ce soit imprévisible et donc vivant. »

C’est une jeune créatrice qui aime « collaborer » avec le vent, la chaleur et le temps… Autant de facteurs qui altèrent, modifient, redessinent ou effacent les êtres, les choses, les situations, les ressentis et… la mémoire. Celle des lieux n’étant pas des moindres, elle a ainsi concocté dans le cadre inspirant de la cité des émirs un projet artistique baptisé...

commentaires (2)

Magnifique!

Jack Gardner

11 h 22, le 07 juin 2021

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Commentaires (2)

  • Magnifique!

    Jack Gardner

    11 h 22, le 07 juin 2021

  • Melle Laurence Yared est une artiste exceptionnelle. Elle donne des vies à nos mémoires et ressuscite le meilleur de nos plus beaux souvenirs. Elle montre le meilleur du patrimoine libanais, avec une simplicité désarmante, réconcilie la jeunesse libanaise avec le Liban, et transfigure les « sables mouvants libanais » au firmament de la culture de vie. Bravo à Melle Yared et son équipe Et Grand merci au centre culturel français

    CHARTOUNY PIERRE

    07 h 45, le 07 juin 2021

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