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Le confessionnalisme et notre « droit à l'avenir »

Le confessionnalisme et notre « droit à l'avenir »

D.R.

Dans son approche du communautarisme et de l'incertaine pertinence de la notion de « déconfessionnalisation », Nawaf Salam fait preuve d'une vigoureuse lucidité à même de poser les jalons d’une agréable sortie de l'atroce, étouffante et inlassable répétition des formules « mantra » si répandues concernant les divisions sectaires de la société et de l'État au Liban. Ces formules se sont en effet durablement avérées comme vides de substance, traitant le confessionnalisme soit comme un fait irrémédiable et indépassable hors de l'utopie et des chimères, soit comme une simple feuille de vigne cachant à peine les affres d'un système en mal aigu de légitimité et en proie au dysfonctionnement généralisé. Ainsi le confessionnalisme serait-il soit condamné à disparaître à tort dans un avenir imminent, soit une malédiction éternelle nous condamnant à l'absence de tout avenir. Pourtant, il n'est ni une caste d'en haut qui ne fait que télécommander les différentes communautés et traîner leurs bases sociales dans l'infâmie et l'ignorance, ni une substance totale immobile qui ne serait limitée qu’à des changements formels.

Dans son ouvrage, qui se lit simultanément comme un ensemble d'essais critiques et comme un « manifeste politique » soucieux d’anticiper et de jeter les fondements d’une action en faveur d'un avenir moins traumatisant, Salam répudie sagement toutes ces formules « labyrinthiques », à l'exemple du frein inhibiteur selon lequel il faudrait « éradiquer le confessionnalisme des esprits avant les textes », ou bien encore les clichés qui reviennent à pérenniser la surenchère de « l'abolition du confessionnalisme politique » à la musulmane contre une « laïcisation totale » à la chrétienne.

Au Liban, le sectaire « pleinement » sectaire, c'est toujours autrui. Le sectarisme cultive une image de soi dans chaque communauté comme étant tout autre chose qu'un simple « jargon d'authenticité » (Adorno), sans reconnaissance d’une origine authentique faisant appel aveuglément aux tréfonds de l'instinct grégaire.

Si le sectarisme a été hautement politisé (et la politique pleinement sectarisée), c'est qu'il se présente au sein de chaque groupe comme un sectarisme d'exception, négatif, défensif, obligé, une « rage rationnelle » se justifiant par le caractère invasif et destructif du sectarisme de l'autre. On est sectaire par rejet du sectarisme, parce que nous ne pardonnerons jamais à autrui de nous avoir enlisé dans cette voie indigne de notre « nous » idéal.

Dans cette optique, notre « nous » bon enfant nourrissait de grandes possibilités de maturation, d'ouverture et d'émancipation, voire d'individuation, d'épanouissement des valeurs et pratiques citoyennes, sauf que l'autre, en se définissant comme un « nous » agressif et menaçant, et en cherchant à exploiter notre naïveté de modernes, nous oblige à reconstituer notre assabiya perdue. Chaque confessionnalisme vilipenderait donc ce dépérissement prématuré de notre « esprit de corps » qui a permis à l'autre d'en abuser. Notre tâche serait donc de recouvrer de plus belle notre esprit de corps.

En conséquence, seule une pleine réalisation du confessionnalisme pourrait conduire à la modernisation complète et paver la voie la plus sûre vers la déconfessionnalisation. Bien qu’hallucinante, cette rhétorique est néanmoins effective.

Ce « labyrinthisme » nourrit l'ethos même du confessionnalisme. Salam en est vivement conscient. Selon lui, pour en sortir de ce cercle vicieux, de cette identité rhétorique entre la déconfessionnalisation et la reconfessionnalisation, il convient de réhabiliter une vérité « pure et simple », à savoir que « la déconfessionnalisation du régime politique libanais ne pourra être introduite par des forces politiques elles-mêmes confessionnelles qui se disputent leurs parts respectives au cœur même de ce système confessionnel ». D'où aussi son pessimisme pondéré à l'égard de ceux qui se limitent à défendre l'autorité des accords de Taëf et recommandent la ré-application de ce pacte, perpétuant ainsi l'absence du contrat social.

Loin de le célébrer comme la condition sine qua non d’un retour à la normalité, Salam s'abstient pourtant de se lancer dans une acerbe critique de ce « pacte » imaginaire. « Aussi remarquable qu'ait été le Taëf en faisant taire les canons, cet accord déformé et partiellement appliqué a été incapable de mettre le Liban sur la voie de la reconstitution étatique », dit-il, avant d’aller encore plus loin : « À la lumière de l'expérience passée, il est bien douteux que cela puisse encore se faire rien qu'en remettant Taëf sur les rails. » Ce pessimisme prudent à l'égard de Taëf se conjugue chez lui avec un optimisme qui exagère la portée de la mobilisation populaire d'octobre 2019.

Il est vrai que cette mobilisation a réussi, durant quelques semaines, à transcender les allégeances communautaires, mais face à l'absence d'une force sociale de type nouveau, ces allégeances, certes ébranlées, ont cependant fini par s'adapter du fait de leur souple mollesse et de leur viscosité. Elles ont su faire preuve d'une maligne résilience, en parvenant à mieux répondre au désenchantement et à l'amère démoralisation de l'après-mobilisation. Sans éthique de combat ancrée dans une force sociale, toute mobilisation, quelle que soit son ampleur, sera condamnée à un tel infléchissement.

Le va-et-vient entre la confessionnalisation « d'en-haut » et la confessionnalisation « d’en-bas » a su générer de nouvelles dynamiques, encore plus humiliantes pour le commun des Libanais, pour la majorité populaire et ultra-paupérisée, poussée de plus en plus à la passivité et à la quotidienneté des « sans-avenir ». Une majorité dépolitisée à outrance après une brève période de splendide politisation. Nawaf Salam semble pêcher par optimisme de « société civile », mais son manifeste condense toutefois un élan énergique, une passion louable : celle qui consiste à mieux politiser notre « droit à l'avenir » pour mieux permettre à cet avenir de nous restituer un temps présent.


Dans son approche du communautarisme et de l'incertaine pertinence de la notion de « déconfessionnalisation », Nawaf Salam fait preuve d'une vigoureuse lucidité à même de poser les jalons d’une agréable sortie de l'atroce, étouffante et inlassable répétition des formules « mantra » si répandues concernant les divisions sectaires de la société et de l'État au Liban. Ces...

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