Critiques littéraires Roman

Intrigue au pays des perdants

Intrigue au pays des perdants

Terra Alta de Javier Cercas, traduit de l’espagnol par Aleksandar Grujicic et Karine Louesdon, Actes Sud, 2021, 320 p.

Au bout de combien de temps un pays peut-il espérer guérir d’une guerre civile ? La question se pose après avoir lu Terra Alta de Javier Cercas. Pendant quasiment tout le roman, cette guerre, qui déchira l’Espagne pendant trois terribles années, de 1936 à 1938, est peu présente, affleurant par exemple à l’occasion d’une discussion de vieillards dans un estaminet. Puis, d’un seul coup, elle est là, jaillissant comme un diable de sa boîte. Elle est même le moteur de cette histoire terrible. Simplement, on ne la voyait pas, d’autant moins qu’aucun des protagonistes ne l’a connue. Excepté, toutefois, deux des trois victimes d’un terrible assassinat qui est le point de départ du livre.

L’intrigue se déroule dans une bourgade de Terra Alta, une région éloignée de Catalogne, proche de la frontière avec l’Aragon. C’est une terre âpre, qui produit peu, avec une identité forte. « Un pays de perdants », comme l’écrit l’auteur, que l’on ne quitte pas facilement ou vers lequel un jour ou l’autre on revient. Tout le monde se connaît. La vie y avance d’un pas lent et prudent, comme si elle n’était pas sûre d’y avoir encore sa place. L’histoire, aussi, traîne les pieds tant il ne s’y passe rien. Cela n’a pas toujours été le cas. En juillet 1938, elle a été le théâtre de la plus grande bataille de la guerre d’Espagne, celle de l’Ebre, qui fut gagnée par le camp nationaliste, annonçant la fin prochaine de la République espagnole.

C’est d’ailleurs lors de cette bataille que tomba l’oncle de la mère de Javier Cercas, un soldat franquiste, dont il avait raconté la vie dans son précédent livre Le Monarque de l'ombre (Actes Sud, 2017), ce qui lui avait permis de se plonger dans l’histoire de la famille et d’ausculter la figure du héros.

De cette Terra Alta, Javier Cercas en a fait un miroir dans lequel se regarde évoluer le personnage central du roman, Melchor, un jeune policier originaire de Barcelone qui, précisément, enquête sur le triple assassinat, celui d’un couple de riches notables, très âgés, et de leur domestique, une nuit dans leur manoir. Les premiers ont été torturés à mort et d’une manière atroce. Est-ce à dessein mais l’auteur, en nous accueillant avec une telle barbarie dès les premières pages, nous colle un crochet, de ceux qui rendent groggy et font que l’intrigue perd son acuité, comme un boxeur sonné perd la sienne – car, quel intérêt peuvent présenter des assassins capables d’une telle monstruosité. En plus, l’enquête traîne et il faudra attendre longtemps un premier rebondissement.

Heureusement, Melchor, lui, gagne en profondeur et donc en intérêt au fil des pages qui nous font découvrir son passé. Fils d’une prostituée andalouse assassinée, dont le père fut un des clients réguliers, mais lequel ? Ancien homme de main d’un gang colombien, il a découvert la rédemption en prison grâce à la littérature. Pas n’importe laquelle : Les Misérables de Victor Hugo. Pourtant, ce n’est pas Jean Valjean qui intéresse le jeune détenu, même s’il a senti que comme lui « sa vie était une guerre, que dans cette guerre il était le vaincu et que la haine constituait sa seule arme de défense » mais Javert, le policier impitoyable qui traque l’ancien galérien jusqu’à la fin. « Melchor avait admiré Javert plus que tous les autres héros (…) – à cause de son intégrité, de son mépris du mal, de son sens de la justice (…). Après avoir traqué sans relâche les assassins de sa mère et s’être résigné à ce que ce crime reste impuni, il admirait encore Javert, il croyait encore en ce que cet homme croyait et il continuait de penser qu’il était le héros secret des Misérables (…) », écrit Cercas.

Comme Javert, Melchor, passé de voyou à flic, est donc devenu un justicier que rien n’arrête, qui va continuer secrètement l’enquête alors que celle-ci est close jusqu’à ce que surgisse l’affreuse vérité et avec elle les plaies jamais complètement refermées de la guerre civile espagnole, dont il faut rappeler qu’elle fut la première guerre moderne d’anéantissement du XXe siècle, où hommes, femmes et enfants étaient considérés comme dénués de toute humanité s’ils appartenaient au camp ennemi. C’est aussi un héros littéraire, qui passe son temps libre dans la bibliothèque de la petite ville où il officie à lire des romans du XIXe siècle. Et, enfin, un héros national : Cercas a incarné le personnage de Melchor dans la figure celui que l’on appelle en Espagne « le héros de Cambrils », ce policier qui avait tué à lui seul quatre des cinq djihadistes venus, en août 2017, semer la terreur dans cette petite ville balnéaire de Catalogne. Et c’est pour fuir de possibles représailles qu’il est venu se réfugier dans ce commissariat perdu de Terra Alta, à ce point repliée sur elle-même qu’elle est largement ignorée du reste du pays.

Comme dans nombre de ses précédents ouvrages, en particulier son époustouflant roman Les Soldats de Salamine qui l’avait fait connaître dans le monde entier, Javier Cercas s’emploie à faire remonter l’histoire à la surface, à étudier ce qui constitue l’identité d’un être humain ou d’une communauté, à rechercher les racines du mal dans un milieu soigneusement délimité. Après s’être révélé comme le maître de l’enquête autobiographique – notamment dans Anatomie d’un instant (Actes Sud, 2009) ou L’Imposteur (Actes Sud, 2014) – qu’il a magnifiée, il signe donc son retour à la fiction pure et dure. Mais cette fois ­– est-ce un signe des temps ? – il prend le cadre et les codes du roman noir et même du polar. Mais peut-être en fait-il un peu trop pour être pleinement convaincant. Trop chargé, le passé de Melchor. Trop littéraire, ce héros qui ne jure que par Les Misérables au point d’appeler sa fille Cosette et dont la femme est bibliothécaire. Trop emberlificotée l’intrigue, ce qui fait qu’elle manque de crédibilité. Un grand roman noir, c’est comme un grand cru, il faut le laisser respirer et veiller à ce qu’il s’exprime avec une certaine discrétion. Ou alors s’appeler James Ellroy. Assurément, Terra Alta est un très bon roman. Mais échoue à être un grand roman. De peu.

Terra Alta de Javier Cercas, traduit de l’espagnol par Aleksandar Grujicic et Karine Louesdon, Actes Sud, 2021, 320 p.Au bout de combien de temps un pays peut-il espérer guérir d’une guerre civile ? La question se pose après avoir lu Terra Alta de Javier Cercas. Pendant quasiment tout le roman, cette guerre, qui déchira l’Espagne pendant trois terribles années, de 1936 à 1938, est...

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