
Le patriarche Raï à l’issue de son entretien, hier, avec Michel Aoun. Photo ANI
Rien n’y fait. Entre le président de la République Michel Aoun et le Premier ministre désigné Saad Hariri, le fossé se creuse de plus en plus. Le gouvernement de spécialistes non affiliés à des partis politiques dont il est question depuis des mois est loin de pouvoir voir le jour. Et le blocage est là pour durer. Son ampleur est telle que la sortie de crise passerait probablement par des solutions inhabituelles, comme la mise en place d’un gouvernement de chefs de file politiques, une proposition faite par le patriarche maronite, Béchara Raï, mais dont les chances de concrétisation semblent minimes.
Impliqué dans les efforts visant à accélérer le processus de formation du gouvernement, le chef de l’Église maronite s’est rendu hier à Baabda où il s’est entretenu avec le chef de l’État Michel Aoun. S’exprimant à l’issue de la réunion, Mgr Raï n’a pas caché son amertume, voire sa colère, à l’égard des atermoiements qui entachent les tractations, notamment l’incapacité pour le chef de l’État et le Premier ministre désigné, empêtrés dans une querelle politico-personnelle depuis la nomination de M. Hariri à son poste en octobre dernier, de s’entretenir. « Il n’y a aucune raison pour que MM. Aoun et Hariri ne parviennent pas à s’entendre, ni pour que le pays n’ait pas de gouvernement », a lancé le chef de l’Église maronite, affirmant qu’il poursuivra ses efforts pour réunir les deux hommes. S’indignant des querelles relevant de la politique politicienne articulées autour de l’effectif des ministres au sein de la future équipe, le patriarche s’est adressé aux protagonistes impliqués dans la formation du gouvernement en ces termes : « Pourquoi ne formerez-vous pas un gouvernement qui regrouperait les chefs politiques ? » Le prélat maronite faisait référence au premier gouvernement formé sous le mandat de Fouad Chehab, arrivé à la tête de l’État dans la foulée de la révolution de 1958. Dirigée par Rachid Karamé, l’équipe en question regroupait le fondateur du parti Kataëb, Pierre Gemayel, le chef du Bloc national, Raymond Eddé (qui n’a pas tardé à claquer la porte et à se placer à la tête des opposants au chéhabisme), et Hussein Oueini.
Mgr Raï a pris le soin de préciser qu’il n’a pas évoqué la question du gouvernement regroupant les chefs de file politiques avec M. Aoun, soulignant que l’idée lui est venue à l’esprit au moment où faisait sa déclaration à la presse au terme de sa réunion avec le chef de l’État.
Pour le moment donc, l’idée de former une équipe rassemblant les chefs de parti n’est pas sérieusement mise sur le tapis. D’autant que les rapports entre Baabda et plusieurs personnalités qui seraient appelées à faire partie de ce cabinet ne sont pas au beau fixe, pour le moins qu’on puisse dire. C’est évidemment le cas pour Saad Hariri lui-même, mais aussi pour le chef des Marada, Sleiman Frangié, et celui du Parti socialiste progressiste, Walid Joumblatt.
À son tour, le Premier ministre désigné entretient des rapports en dents de scie avec le leader de Moukhtara, alors qu’avec le tandem Michel Aoun-Gebran Bassil, leader du Courant patriotique libre, le gel est total. C’est sous cet angle que le courant du Futur aborde la proposition Raï. « Je ne pense pas qu’un tel gouvernement pourrait être mis sur pied actuellement au vu du contexte politique actuel », commente pour L’Orient-Le Jour Moustapha Allouche, vice-président du Futur. De leur côté, les aounistes, et dans une volonté manifeste de se laver les mains du blocage du processus, se disent « ouverts à tout ce qui serait à même de faire progresser les tractations », pour reprendre les termes d’Eddy Maalouf, député CPL du Metn.
La guerre CPL-Futur reprend de plus belle
Pour faire barrage à d’éventuelles interprétations erronées des propos du patriarche Raï, une source proche de Bkerké met d’ailleurs les points sur les i. « Le but principal de l’entretien était de tenir le président au courant de la rencontre élargie prévue en juillet au Vatican », déclare un proche de Bkerké. Selon lui, « le chef de l’Église maronite n’entendrait pas mener des contacts et faire pression pour une équipe de leaders politiques ». « Il n’en demeure pas moins que les propos de Mgr Raï signifient que toutes les initiatives et les formules de gouvernement de spécialistes, de 24 et même de 18 ministres, sont tombées à l’eau. Et il revient maintenant aux protagonistes concernés de chercher les moyens de sortir de l’impasse », poursuit cette source. Une atmosphère particulièrement négative qu’a distillée d’ailleurs hier la guerre de virulents communiqués à laquelle s’étaient livrés le courant du Futur et le CPL, et à laquelle la présidence de la République n’a pas tardé à se joindre, quelques heures avant la rencontre Aoun-Raï. Les deux camps ont ainsi asséné un revers à l’entretien perçu comme une tentative de défricher le terrain à un tête-à-tête entre MM. Aoun et Hariri. Tout a (re)commencé lorsque le CPL a publié hier un communiqué dans lequel il réagissait à une réponse du Futur, publiée la veille, aux déclarations du chef du courant aouniste. Se disant « désolé de voir que le Futur continue de répondre négativement à toute proposition positive avancée, et continue d’avoir recours à des insultes et des provocations ». « Nous ne nous abaisserons pas à ce niveau », a ajouté le parti aouniste, appelant le Futur à « revenir au langage de la raison ». S’exprimant mardi, M. Bassil avait déclaré sans ambages : « Nous voulons un gouvernement dirigé par Saad Hariri. » Une façon pour lui de se présenter comme celui qui garde les portes ouvertes à toutes les solutions. Il avait dans la même temps appelé le chef de l’État à tenir une table de dialogue élargie sous son égide si M. Hariri ne se décidait pas à consentir un compromis d’ici à la fin de la semaine. Réagissant à ces prises de position, le Futur s’en est violemment pris tant à M. Bassil qu’à Michel Aoun, évoquant un « marécage politique » géré par M. Bassil, « le président de l’ombre », et parrainé par son beau-père, dans lequel sont jetés les Libanais.
En riposte, la présidence a publié elle aussi un communiqué hier dans lequel elle a accusé Saad Hariri, une nouvelle fois, de ne pas vouloir former le gouvernement, stigmatisant les attaques « arrogantes » contre la présidence et la personne du chef de l’État. Ce à quoi les haririens ont répondu en estimant que Baabda est « prisonnière des ambitions personnelles de Gebran Bassil » et que le président « n’est que la façade du projet de réinsertion du chef du CPL dans l’équation interne ».
Cet échange acerbe a irrité le patriarche maronite qui, depuis Baabda, a clairement pris fait et cause pour M. Aoun. « Il est inacceptable qu’une partie insulte une autre. Cela nous blesse », a-t-il lancé. En réponse à une journaliste qui lui demandait s’il faisait allusion au communiqué du Futur, le prélat a répondu par l’affirmative.
Les deux ministres chrétiens
Le nouveau round de cette querelle est intervenu alors que la bataille autour des deux ministres chrétiens supplémentaires – dans un cabinet de 24 tel que prôné par le chef du législatif Nabih Berry – bat son plein entre les deux camps. MM. Aoun et Hariri croisent le fer autour de la nomination des ministrables chrétiens. Baabda estime que c’est au président de les choisir en l’absence (théoriquement) des partis chrétiens majoritaires – le CPL et les Forces libanaises – du futur cabinet. En face, M. Hariri réclame un droit de regard sur les deux ministrables, dans la mesure où il veut éviter d’accorder au camp présidentiel le tiers de blocage. À l’heure où le patriarche a clairement refusé de se noyer dans les dédales de ce différend politico-personnel et de nommer lui-même ses ministres tel qu’il avait été question dans les coulisses des tractations, un proche de la présidence confie que M. Aoun pourrait se désister de son droit sur ce plan à condition que Saad Hariri ne sélectionne pas, lui, les deux ministrables chrétiens. Le président aurait également réitéré devant Mgr Raï son appui à un cabinet de 24, souligne le proche de Baabda, indiquant que le patriarche, irrité par « l’atteinte à la présidence », pourrait entrer en contact avec Nabih Berry prochainement pour relancer les tractations.
Rien n’y fait. Entre le président de la République Michel Aoun et le Premier ministre désigné Saad Hariri, le fossé se creuse de plus en plus. Le gouvernement de spécialistes non affiliés à des partis politiques dont il est question depuis des mois est loin de pouvoir voir le jour. Et le blocage est là pour durer. Son ampleur est telle que la sortie de crise passerait probablement par...
commentaires (9)
Ok 24 sans rémunération ....
Eleni Caridopoulou
21 h 47, le 03 juin 2021