Le gestion du dossier de la frontière maritime est un condensé de tout ce qui ne va pas dans la vie politique libanaise : beaucoup de démagogie et aucune pédagogie ; une accumulation d’instrumentalisations et de surenchères politiques ; une absence de débat public digne de ce nom pour un sujet qui pourrait, sans que l’on sache encore dans quelles proportions, avoir un impact important sur le double plan économique et géopolitique. Un dossier où les mensonges, les mythes, les intérêts personnels et partisans, et les postures ont pris le pas sur tout le reste.
Le 26 février 2020, Michel Aoun célébrait un « jour historique pour le Liban » avec le lancement, le lendemain, des premiers travaux de forage dans le bloc 4. Dès le départ, la classe politique locale, dont la survie dépend en grande partie du système clientéliste, a appréhendé la possible découverte d’hydrocarbures dans les eaux libanaises comme un cadeau du ciel. Un nouveau gâteau à se partager en fonction des rapports de force du moment et qui permettrait de perpétuer la logique dans laquelle le pouvoir est installé depuis des années – voire, sous certains aspects, depuis des décennies – sans ne rien avoir à changer. Dans une telle période de crise économique et financière, cela n’a pas de prix.
Premier problème : si plusieurs données indiquent que les eaux libanaises sont riches en hydrocarbures (comme le sont les eaux chypriotes et israéliennes), il n’y a pour le moment aucune certitude. Le premier forage du bloc 4 s’est avéré infructueux. Celui concernant le bloc 9, qui suscite beaucoup de fantasmes, n’a toujours pas débuté en raison notamment du fait qu’il déborde sur la zone disputée avec l’État hébreu. Autrement dit : ni le pétrole ni le gaz ne va sauver le Liban à court terme, contrairement à ce que laissent entendre certains dirigeants politiques, à l’instar du président. Il n’est même pas impossible qu’il se passe des années avant que le pays ne fasse sa première découverte majeure en la matière. Et ce n’est que la première étape.
On en vient justement au deuxième problème : la quasi-impossibilité d’avancer sans un règlement de la question du tracé de la frontière maritime avec Israël. Là aussi, il y a un monde, si ce n’est plus, entre la réalité technique et les discours politiques. On s’écharpe sur les lignes 23, 29 et Hof, tandis que la majorité de la population ne comprend même pas de quoi il s’agit, sans même parler des enjeux que cela sous-tend. Après avoir été gelées pendant des années, les négociations ont repris à la surprise générale en octobre 2020. Ayant certainement obtenu le feu vert du Hezbollah, qui y voyait peut-être un moyen de donner un gage aux États-Unis, Nabih Berry a pris l’initiative sur ce dossier qui lui permettait de reprendre du poil de la bête après avoir été sérieusement secoué par le soulèvement d’octobre 2019. Mais très vite, les choses se sont compliquées. En raison, d’une part, de dissensions politiques entre le camp du président et celui du chef du Parlement, et, d’autre part, d’une évolution de la position de la partie libanaise. Cette dernière conteste la ligne Hof, du nom du diplomate américain ayant joué les médiateurs entre les deux pays entre 2010 et 2012, qui attribue 55 % de la zone disputée de 860 km2 au Liban et 45 % à Israël.
A-t-elle raison de le faire ? Du point de vue du droit international, elle ne manque pas d’arguments. Le Liban est effectivement lésé par la ligne Hof et pourrait revendiquer 1 430 km2 supplémentaires en plus de la zone disputée. Du point de vue politique, c’est moins évident. Les revendications maximalistes libanaises ont fait dérailler les négociations dans ce que les experts ont surnommé la « guerre des cartes », enterrant toute possibilité de trouver un accord rapidement. La zone réclamée par le Liban déborde notamment sur le gisement israélien Karish, une ligne rouge pour l’État hébreu. Ce dernier a besoin de clarifier les démarcations des frontières dans cette zone, mais reste tout de même en position de force puisqu’il exploite déjà deux grands gisements (le Léviathan et le Tamar) et n’est pas aussi pressé par le temps que ne peut l’être son adversaire. Le Liban doit-il insister dans la défense de ses droits ou chercher à conclure un accord au plus vite pour passer aux choses sérieuses ? Peut-on trouver un compromis entre les deux solutions ?
Débat serein
C’est ce qu’a semblé proposer Gebran Bassil dans son dernier discours, dans une volonté manifeste de tendre la main aux États-Unis qui l’ont sanctionné en novembre dernier. Alors que les négociations reprennent aujourd’hui après cinq mois de blocage, l’approche ne peut être balayée d’un revers de la main, mais les intentions doivent au moins être questionnées. Est-ce au gendre du président, qui n’a aucune position officielle dans l’exécutif, de définir la ligne libanaise ? Où commencent et où s’arrêtent les intérêts personnels et partisans dans cette affaire ? Michel Aoun a refusé de signer le décret amendant les revendications libanaises dans cette zone, après avoir pourtant milité pour que le texte soit modifié dans ce sens. Le président a compris que cela risquait de mettre un terme aux négociations. Mais d’autres calculs semblent entrer en jeu : le camp aouniste est accusé d’utiliser ce dossier comme une carte lui permettant de marginaliser ses adversaires et de négocier avec les Américains.
Comme d’habitude, les petites querelles politiciennes empêchent toute forme de débat raisonnable et serein sur une question pourtant essentielle. Quel type de rapports le Liban souhaite-il entretenir avec son voisin du Sud ? Un règlement de la démarcation de la frontière est-il compatible avec la logique de résistance que prône le Hezbollah ? La géopolitique évolue très rapidement en Méditerranée orientale, avec une coopération étroite entre Israël, l’Égypte, Chypre et la Grèce. Les Émirats arabes unis, qui ont des intérêts communs avec ces pays et qui misent à fond sur leur amitié nouvelle avec l’État hébreu, pourraient également se joindre à la partie. Abou Dhabi est actuellement en négociation pour acquérir des parts dans un gisement de gaz israélien (le Tamar). Le Liban peut-il se permettre de se tenir à l’écart de toute cette dynamique ? Pour vendre son potentiel gaz, cela risque d’être compliqué. Pour être compétitif sur le marché, Beyrouth aurait intérêt à pouvoir bénéficier des infrastructures communes permettant l’exportation des hydrocarbures. Mais la question ne peut se résumer à cela compte tenu du contexte politique. Se mêlent ici des considérations économiques, géopolitiques, historiques, sur les plans local et régional, qui nécessitent de débattre sereinement, de définir une stratégie claire et cohérente, et de s’y tenir. Faute de quoi, quand le Liban deviendra un État pétrolier, cette ressource ne sera plus considérée par le reste du monde que comme de l’huile de roche.
commentaires (11)
Bon, le President fort a souleve un lievre au sujet des 1400 km2 en plus. Mais il n'a pas signe ce decret pour l'officialiser. Vous croyez vraiment qu'Israel va vouloir prendre en consideration ces desiderata? Bien sur que non,
IMB a SPO
17 h 54, le 04 mai 2021