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Culture - 50e anniversaire de décès

Igor Stravinsky : un innovateur ou un moderniste à l’envers ?

Disparu il y a 50 ans, il a incarné un nouveau souffle d’éternité au XXe siècle en posant la première pierre à l’édifice d’une nouvelle école musicale moderne bâtie sur les ruines du romantisme. Le compositeur français Gilbert Amy revient avec nostalgie sur cette « page admirable de l’histoire de la musique ».

Igor Stravinsky : un innovateur ou un moderniste à l’envers ?

Igor Stravinsky. Photo George Grantham Bain Collection/United States Library of Congress/ Wikimedia Commons

Nul ne s’étonnera que le début du XXe siècle, contemporain de l’agonie du romantisme sous toutes ses déclinaisons, ait été témoin et acteur des mutations paradigmatiques du langage musical savant, aboutissant à son éclatement en une myriade de mouvements tout aussi révolutionnaires que rivaux. De toutes les comètes qui auront traversé le ciel de cette ère musicale, Igor Stravinsky demeure le héraut intransigeant d’un courant qui a ingénieusement fait ressortir la sève moderniste. Son essor fulgurant repose principalement sur trois ballets : L’Oiseau de feu (1910), Petrouchka (1911) et son œuvre maîtresse Le Sacre du printemps (1913). Cette dernière, interprétée le 29 mai 1913 comme un rituel de passage vers l’ère moderne, jaillissant du milieu du « brouillard neigeux » de Claude Debussy et de la « brume orageuse » de Richard Wagner, sonne le glas du temps des enchantements nocturnes. Pour certains, cette œuvre incarnera le remède tant attendu aux errances de la musique, alors que pour d’autres, elle ne sera synonyme que d’incohérence, de lourdeur, de dissonance, de barbarie laborieuse et puérile, et d’obscurité. Elle sera même décrite, sous le couperet intransigeant de la plume de Jean Cocteau, comme une musique « d’entrailles » qui s’apparente à celle de Wagner, toutes deux « des pieuvres qu’il faut fuir ou qui vous mangent ». Aujourd’hui, 50 ans après la mort de Stravinsky, le 6 avril 1971, l’éminent compositeur, chef d’orchestre et pédagogue français Gilbert Amy revient pour L’Orient-Le Jour sur les moments forts de la carrière du « plus moderne des modernes », selon le New York Times, et raconte les circonstances de sa rencontre avec celui-ci.

La modernité par excellence

« La réussite sensationnelle de Stravinsky réside en partie, selon moi, sur le fait qu’il a pu à la fois (mais de manière étalée dans le temps) conquérir le public mélomane de son époque, épaulé aussi par le succès immense des ballets russes, et, à quelques décennies près, susciter l’enthousiasme de l’avant-garde du début des années 50 », explique Gilbert Amy en faisant référence au peintre des sons, Olivier Messiaen, qui rédigea la toute première analyse de la partition du Sacre du printemps, suivi par le jeune Pierre Boulez, lui-même élève de Messiaen. Cette analyse, qui, selon l’académicien des beaux-arts, peut paraître incongrue de la part d’un tout jeune compositeur, reflète toutefois le côté radical de la pensée d’avant-garde de cette époque. En effet, Stravinsky était l’un des véritables innovateurs de son temps à tel point qu’on oserait dire qu’aucun autre compositeur du XXe siècle n’a tellement pu dominer son art. « Stravinsky est » la modernité « par excellence, telle qu’elle a été incarnée avec ses trois chefs-d’œuvre principaux. Ce sont des œuvres écrites par un compositeur d’à peine trente ans et qui ont conquis un très large public dès leur création, et ce malgré (ou à cause) de l’incompréhension ou du scandale provoqué », atteste M. Amy avant d’affirmer de but en blanc : « Aucune œuvre de Stravinsky n’a plus jamais connu cette célébrité, aucune autre œuvre de compositeurs du XXe siècle n’a jamais atteint ce niveau de succès, à l’exception du Boléro de Ravel. »

Le miracle d’une imagination

Émergeant de l’esprit du nationalisme russe tardif, posant les jalons de la période néoclassique et mettant fin à sa carrière avec un langage métamorphosé et épineux imprégné de dodécaphonisme mis au point par son illustre rival Arnold Schönberg, Stravinsky aurait oscillé entre différentes formes esthétiques, tantôt complémentaires tantôt antagonistes, mais tout en conservant une certaine identité distinctive. Le compositeur soviétique Dimitri Chostakovitch condamnera en 1960 les tendances dites « modernistes » de l’école sérielle, et affirmera que Stravinsky s’est complètement détaché des véritables objectifs de la musique moderne et se trouve, sur le plan de la composition, dans une impasse totale. Dans ce tumulte des opinions contradictoires entre les défenseurs de la tonalité et de ceux de l’atonalité, rappelons que le nom de Stravinsky a surtout été associé à son prolifique virage néoclassique (1917-1951) de l’avant-

période sérielle (1951-1957) et de l’après-période russe (1906-1917). Mais même sur ce sujet, les avis demeurent partagés, selon le compositeur français : « Certains ont fustigé ce «retour» aux formes classiques et à cette sorte de modernisme à l’envers. D’autres s’y sont complus avec délectation ». Il fait cependant remarquer que dans certaines œuvres de Stravinsky (dont Histoire du soldat et The Rake’s Progress), on peut déceler « le miracle d’une imagination » qui n’a pas sa pareille pour remettre des habits soi-disant périmés en « les arrosant d’une saveur inoubliable, de rythmes constamment en mouvement, de couleurs orchestrales originales, d’humour ». Et de poursuivre : « Il n’y a pas que l’humour d’ailleurs : certaines d’entre elles sont de vrais chefs-d’œuvre de spiritualité, de dramaturgie et de profondeur inégalées, comme dans la symphonie des Psaumes. » Quant aux œuvres de l’âge avancé du maître, elles sont presque absentes des programmes de concert, comme si le public refusait catégoriquement de considérer ces « partitions comme de la plume du même musicien ».

Objets volés

La musique de Stravinsky, qui aimait à dire qu’un bon compositeur n’imite pas mais vole, serait-elle après tout un métissage de plusieurs « vols » de différentes époques ? « On peut le voir ainsi, mais cela n’est pas spécifique de la musique au XXe siècle, car les autres arts, en particulier plastiques, ont souvent «flirté» avec les arts d’autres civilisations, comme par exemple Picasso qui s’inspirait de l’art nègre. D’ailleurs, on a souvent rapproché, à mon avis à tort, Stravinsky de Picasso dans leur rapport avec ce que l’on appelle la «modernité» », répond-il, tout en affirmant que le terme « vol » est très adéquat, en faisant référence au compositeur hongrois György Kurtág qui parle volontiers des « objets volés ». Chez Stravinsky, c’est surtout vrai, d’après le pédagogue, de ses emprunts soit au classicisme plus ou moins baroque (comme dans Pulcinella, par exemple), soit de techniques canoniques plus anciennes qu’on retrouve dans le Canticum sacrum, Threni ou même dans un ballet tardif comme Agon.

L’orchestre symphonique NDR de Hambourg, le 31 juillet 1956 à Baalbeck. Photo archives Festival de Baalbeck

Occasion émouvante

Quant à ses premières rencontres avec Stravinsky, elles remontent aux années 60, lorsque le Russe venait à Paris rendre visite à ses amis, en particulier le philosophe et musicographe d’origine russe Pierre Souvtchinsky : « Il s’est montré très bienveillant envers mes travaux qu’il a lus attentivement et, pour une part, écoutés en concert ou en enregistrement. Il était très intéressé par la nouvelle génération européenne, et ce n’était pas une posture. » Par ailleurs, Gilbert Amy évoque une « occasion très émouvante », où il a rencontré Stravinsky chez un collectionneur privé qui avait acquis les brouillons manuscrits du Sacre du printemps. « Je crois que c’était en 1963. Il consultait avec beaucoup d’attention ces manuscrits datant de 50 ans, comme s’il les voyait pour la première fois », raconte-il, en ajoutant qu’en 1966, il lui dédia une grande pièce pour voix et orchestre, intitulée Strophe, que Stravinsky accepta avec beaucoup de générosité.

Carte de visite

Le parcours de Gilbert Amy est varié, « peut-être trop », comme il le dit lui-même. Il a été amené tout au long de sa vie de compositeur à prendre des responsabilités autres que purement créatrices. Il a ainsi dirigé plusieurs orchestres (dont l’orchestre de Paris, l’orchestre national de France, l’orchestre symphonique de la BBC, l’orchestre de la radio de Hambourg et l’orchestre de Chicago), une technique qu’il avait en partie acquise grâce aux cours de Pierre Boulez à Bâle dans les années 60. Il a ensuite succédé à son maître à la direction des concerts du Domaine musical de 1967 à 1974 et avant de prendre les rênes du Conservatoire supérieur de musique (CNSM) de Lyon, en 1984, où il enseigna la composition pendant 16 années. Par ailleurs, Gilbert Amy a pris part à de nombreux jurys, dont celui du Grand Grix de Chartres. « Je ne me suis jamais ennuyé tant j’ai appris pour mon propre métier, même après avoir acquis, disons, une «certaine» expérience », affirme-il avec modestie. Sa contribution exceptionnelle à la grande musique a été récompensée par plusieurs prix, dont le Grand Prix national de la musique, le Prix du disque de l’Académie Charles-Cros et le Prix de la critique musicale pour la Missa cum jubilo. Amy publia plusieurs ouvrages consacrés à ses œuvres ou plus généralement à la musique et aux techniques contemporaines dont Amy …un espace déployé, paru en 2002 (Éditions millénaire III) et Gilbert Amy : le temps du souffle, paru en 2015 (Symétrie).

Quand « L’Oiseau de feu » a atterri à Baalbeck

31 juillet 1956. Stravinsky était souriant ce soir-là, à Baalbeck. Du moins son esprit. Pour la première fois au Liban, L’Oiseau de feu, sa brillante et colorée composition aux mélodies enchanteresses, allait être offerte à l’autel du temple du Soleil. Cette composition a toujours eu la faveur du public depuis sa création le 25 juin 1910 au palais Garnier par les Ballets russes de Diaghilev. Sur les marches du temple de Bacchus, l’orchestre NDR de Hambourg, sous la direction de Léon Barzin. À ses côtés, Henri Ghorayeb au piano. Au programme également de la soirée : La Symphonie Haffner de Mozart et la pièce de résistance, le Concerto n° 2 d’Anis Fuleihan, alors directeur du Conservatoire national. Dans la cour du temple de Bacchus, 1 200 spectateurs applaudissent à tout rompre, heureux.

Quelques jours plus tard, le président Camille Chamoun décorait de la médaille d’or du Mérite libanais Aimée Kettaneh, prési­dente du comité organisateur du Festival de Baalbeck, Georg Jochum, chef d’orchestre de l’Orchestre symphonique de Hambourg, le pianiste allemand Wilhelm Kempff et Léon Barzin, le chef d’orchestre américain qui a dirigé deux concerts de l’orchestre de Hambourg cette saison-là.

Nul ne s’étonnera que le début du XXe siècle, contemporain de l’agonie du romantisme sous toutes ses déclinaisons, ait été témoin et acteur des mutations paradigmatiques du langage musical savant, aboutissant à son éclatement en une myriade de mouvements tout aussi révolutionnaires que rivaux. De toutes les comètes qui auront traversé le ciel de cette ère musicale,...

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