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Culture - Hommages

Renée Dick, jamais seule

Renée Dick, jamais seule

Un croquis (2008) représentant Renée Dick par l’artiste Greta Naufal.

La première rencontre, en 1996.

Sur les marches du Fine Arts Building de la LAU, je redécouvre ce campus après quinze ans d’absence. Je vois une femme avancer. J’ai l’impression qu’elle marche dans un autre espace, dans un autre temps. Rien en elle ne semble relever du quotidien. Sa silhouette contraste avec celles des étudiants : à vingt ans, ils sont fatigués et se traînent. Elle, elle avance. Elle monte les quelques marches et disparaît dans les escaliers.

« Qui est-ce ? » je demande.

« Renée Dick, elle pose pour les cours de dessin. »

« Renée Dick, c’est une grande comédienne. »

Très vite, Renée et moi sommes devenues des amies. Cela arrive rarement dans une vie.

La rebelle

Renée veut faire du théâtre, ses parents ne sont pas d’accord. Elle quitte l’école et la maison et se réfugie chez une amie de la famille. Elle commence par prendre des cours de peinture chez Michel el-Mir. Bientôt, il lui demande de poser pour lui. Elle pleure. Patiemment, il lui explique l’importance du modèle pour un peintre. Il lui prête des livres. Mais elle, elle pleure.

Une tragédie dans les ruines de Byblos…

À cette même époque, l’été de 1962, Renée découvre Macbeth mis en scène par Mounir Abou Debs dans les ruines de Byblos. Elle en parle à Michel el-Mir et lui fait part de son rêve : elle voudrait faire du théâtre.

« Je connais Mounir, je te le présente et en échange tu deviens mon modèle. » Renée hésite.

La rencontre avec le metteur en scène a lieu chez le peintre. Renée est transie par la peur. Michel el-Mir s’éclipse dans la cuisine pour préparer le café. Renée s’enfuit.

Le retour à l’école

Mounir Abou Debs lui propose de se joindre à leur groupe. Dans un premier temps, ce sera l’école. Plus tard viendront les représentations. Le Festival de Baalbeck a mis à sa disposition une vieille maison libanaise pour servir d’école de théâtre et de lieu de répétition. Tous les membres de la troupe suivent des cours de voix, d’expression corporelle, de chant, analyse de texte.

Elle avait vingt ans.

Renée pose pour le peintre el-Mir. Les premières séances sont douloureuses. Le peintre la regarde en modèle. Elle gagne sa vie et devient connue dans le milieu des peintres. Bientôt, elle pose pour tous les grands : Juliana Saroufim, Rachid Wehbé, Jean Khalifé. Dans les années soixante, tous les peintres s’essaient au nu. Aujourd’hui, ce sujet a été totalement délaissé : problème de mode, de marché ou de censure ?

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Plus tard, elle posera pour les étudiants de l’Université libanaise ou du Beirut University College. En hiver, elle ne peut se déshabiller tellement il fait froid et en été elle pose en maillot. Plus tard encore, la menace déguisée de milices intégristes bannira définitivement les poses en maillot. Une fois mises en veilleuse, certaines libertés acquises ne sont plus jamais reconquises. Aujourd’hui encore, les étudiants de la LAU dessinent les proportions d’un corps « voilé ».

La première mort

Renée me la raconte comme on raconte un secret d’adolescence. Elle fait partie maintenant de la troupe d’Abou Debs. Elle commence à répéter un rôle et puis le metteur en scène le lui reprend. Vexée, elle ne revient plus à l’atelier. Mounir Abou Debs la rappelle et lui promet le rôle une seconde fois. Elle recommence à répéter. Quelques jours plus tard, le rôle lui est arraché de nouveau. Elle s’enfuit alors de l’atelier de théâtre pour aller mourir. Comme on meurt à vingt ans d’amour et de passion. Abou Debs la sauve à temps.

Comme dans un livre

Renée m’égrène les pièces de théâtre dans lesquelles elle a joué… C’est toute l’histoire des débuts du théâtre libanais qui défile. J’ai l’impression que Renée me récite les premiers chapitres du livre de Khalida Sayid Le mouvement théâtral au Liban de 1960 à 1975.

Un coup de fil

Renée me téléphone souvent pour rompre le silence de sa maison. Cette fois, elle a soudain le regret de n’avoir pas eu un métier « banal », de n’avoir pas travaillé dans un salon de coiffure ou comme secrétaire dans un cabinet médical. Je lui explique que c’est grâce à des comédiennes comme elle, comme Nidal el-Achkar, Theodora Rassi, Madonna Ghazi ou encore Rida Khoury, que des jeunes femmes comme moi et d’autres ont eu envie de faire du théâtre. Je la sens sourire au téléphone.

Elle raccroche et j’espère que ce soir, elle dormira un peu plus profondément.

Le musée…

Renée habite loin de Beyrouth.

Sa maison pour certains ressemblerait à un véritable capharnaüm. Des chapeaux, des livres, des scénarios et pièces de théâtre traînent un peu partout. Des cannes, certaines médicales, mais je veux imaginer que la plupart sont des souvenirs de théâtre. Sur les murs, des photos de théâtre, des couvertures de magazines et des croquis.

Comme tout cela est étrange. La vie de Renée aura vacillé entre deux extrêmes : habillée d’une façon parfois extravagante et maquillée à outrance, ou totalement nue.

Je contemple ces tableaux et demande à Renée de me les commenter. Elle parle, mais jamais d’elle : ce sont des souvenirs et des traces du travail des autres, fussent-ils metteurs en scène, grands peintres ou étudiants anonymes.

Renée habite loin de Beyrouth, dans un musée au bord de la mer, un musée dédié à tous ceux qui l’ont un jour mise en scène ou peinte.

Comme le soldat inconnu

Renée est malade : sa voix est déformée et sa démarche hésitante. Elle est désespérée. Elle m’appelle. « À quoi bon vivre ? » Pour certains, ce serait l’âge de la retraite, mais Renée a encore la même passion qu’à vingt ans. Elle a des envies de textes à lire et à retenir, des envies de personnages à incarner et des envies de nuits blanches à répéter pour trouver l’intonation juste. Une fois de plus, je mesure combien pour elle le théâtre n’est pas une frivolité mais la vie même. Renée veut juste faire son métier, non pour les feux de la rampe, non pour la gloire, les honneurs ou les fleurs. Elle veut faire du théâtre comme d’autres sont boulangers, cosmonautes ou soldats.

La mémoire et la mer…

Notre conversation a été longue aujourd’hui. Renée hésite maintenant quant aux titres des pièces dans lesquelles elle a joué. Elle s’étonne de ses trous de mémoire. Je n’insiste pas. Je lui demande alors de me montrer ses photos. Elle ouvre une petite armoire pleine de journaux. Nous regardons les albums. Renée est stupéfaite. Beaucoup de ces photos sont ravagées. « C’est la mer ! » L’humidité ravage non seulement la façade de sa maison, mais s’infiltre partout et détruit ses photos. J’assiste perplexe à une tragédie qui se joue au rythme des vagues. Le drame d’une femme dont la mémoire flanche et contre qui la nature elle-même vient se déchaîner.

Le lendemain…

Le lendemain de notre rencontre, Renée me rattrape dans le couloir du Fine Arts Building.

Elle se souvient maintenant des titres des pièces qu’elle avait oubliés la veille. Sans même attendre que je trouve de quoi noter, elle me cite des titres de films et des pièces de théâtre.

Ce qui me touche dans cet effort de mémoire, c’est que pour elle tous ses films et ses pièces ont été des moments forts dans sa vie, et tous méritent d’être mentionnés.

Retour sur la première rencontre

Aujourd’hui, je peux expliquer ce qui m’avait fascinée en regardant Renée Dick la première fois.

Cette femme ne marchait pas seule ce jour-là.

Elle avançait à la tête d’une procession.

Marchaient devant elle les muses et les modèles qui avaient inspiré et posé pour tant de peintres. Marchaient derrière elle tous les personnages qu’elle avait incarnés. Marchaient à côté d’elle tous ces comédiens et comédiennes qui lui avaient, un jour, donné la réplique. Et la soutenaient dans sa marche ces metteurs en scène qui l’avaient choisie, et les peintres et étudiants qui l’avaient longuement regardée.

Malgré sa solitude qui commence dès la fin des séances de pose et se prolonge tard dans la nuit, je pense qu’en fait, Renée Dick n’est jamais seule.

*Metteure en scène

Cet article est paru en anglais dans le journal al-Raida « Women in the Performing Arts », Fall 2008, numéros 122-123, publié par le Arab Institute for Women (Institute for Women’s Studies in the Arab World) à la Lebanese American University. 

La première rencontre, en 1996.
Sur les marches du Fine Arts Building de la LAU, je redécouvre ce campus après quinze ans d’absence. Je vois une femme avancer. J’ai l’impression qu’elle marche dans un autre espace, dans un autre temps. Rien en elle ne semble relever du quotidien. Sa silhouette contraste avec celles des étudiants : à vingt ans, ils sont fatigués et se...

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