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Société - Reportage

« Au Liban, tout le monde est devenu agent de change »

Dans les bureaux de change officiels ou sur le marché noir, c'est la course au billet vert.

« Au Liban, tout le monde est devenu agent de change »

Un homme tenant des dollars à côté de billets de livres libanaises, dans un bureau de change à Beyrouth. Photo d'illustration REUTERS/Mohamed Azakir

« Vous avez besoin d’aide ? » demande un homme à une intersection de la place Sassine. « Je cherche un changeur », lui répond-t-on. « Mais tout le monde est devenu agent de change au Liban », répond-il en riant. Comme beaucoup d’autres à travers le pays, il s’est pris au jeu du change sauvage pour pouvoir arrondir ses fins de mois.

« C’est funky », lance une commerçante, au brushing et maquillage parfaits, dans son magasin de bijoux et d’accessoires à Hamra. « C’est comme si j’achetais de la drogue… », ajoute-t-elle avec un sourire en coin. « Il arrive sur sa moto, me regarde et me lance : 500 dollars ? Je lui donne des liasses de livres libanaises, il les compte discrètement, puis me donne les dollars », raconte-t-elle en éclatant d'un rire un peu nerveux, avant de se reprendre. « Nous sommes à la merci de cette fluctuation du taux, mais il faut tenir ».

Depuis le début de la crise, il y a plus d'un an et demi au Liban, la livre libanaise est engagée dans une dégringolade brutale. Il y a quelques semaines, le billet vert a atteint la barre historique des 15 000 livres. En fin de semaine, il fluctuait autour des 12 000 LL. Face à une crise majeure des liquidités et aux restrictions bancaires, nombre de Libanais n'ont d'autre choix que de recourir au marché noir pour obtenir des dollars.

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La dévaluation de la livre libanaise, une arme de négociation politique et économique

« Je vais te présenter LE spécialiste du marché noir », lance le manager d’un restaurant de Gemmayzé. Le spécialiste en question, Maurice*, 34 ans, est devenu changeur « par hasard et curiosité ». « Je suis la scène politique et économique minute par minute : Hariri, Aoun et Berry, les discours de Hassan Nasrallah… pour savoir si je vends ou si je garde mes dollars », explique-t-il. Ses clients : ses amis et les amis de ses amis. « Je ne vends pas à n’importe qui », affirme ce jeune homme qui dit gagner entre 500 000 et 1 000 000 de livres libanaises par jour grâce à cette activité.

Autre piste pour se fournir en dollars, les agents de change officiels.

« Je veux acheter 150 dollars. C’est combien aujourd’hui ? » lance un homme devant la protection vitrée d'un agent de change agréé à Dora. Le client passe alors par une petite ouverture dans la vitre une liasse de livres libanaises en échange de trois billets de 50$. « Quelqu’un  veut vendre 3 800 dollars, qu’est-ce que je lui dis ? », demande un employé. « On échange à 12 800... Le problème, là, c'est que n’avons plus de livres », répond le responsable avant de dégainer son téléphone et d'appeler un client régulier qui achète des dollars. « Vous pouvez attendre 15 minutes ? », dit alors l’employé au client qui acquiesce.

Dernièrement, la Banque centrale du Liban a annoncé le lancement d’une nouvelle plateforme pour les agents de change officiels et les banques, avec un taux de conversion fluctuant. Elle doit prendre la relève de la plateforme Sayrafa, qui avait été lancée en juin dernier et avait fixé artificiellement le taux de change à 3 850 LL (vente de dollar), et 3 900 LL ( achat de dollar). Mais aucun changeur, officiel ou sur le marché noir, ne respectait ce taux, incohérent par rapport à la réalité économique et financière du pays.

« Il n’y a que du dollar dans ce quartier »

Dans un magasin de téléphonie mobile de la banlieue-sud de Beyrouth, Ali et Hussein comptent leurs billets verts devant Hatem*, un commerçant. « Ali, j’ai un client qui veut 1200 dollars, tu les fais à combien aujourd’hui ? », demande Hatem. « A 12 800 », répond Ali. En une minute, l’affaire est conclue. Ali et Hussein sont devenus changeurs « par la force des choses ». « Tous les produits que nous achetons sont en dollars et nous les vendons en livres libanaises », explique Hussein.

« Mais nous, nous sommes les petits joueurs du marché noir, il y a une mafia derrière tout ça », assure Ali derrière le comptoir. Sur leur table, une liasse de 10 000 dollars est posée à côté de plusieurs piles de livres libanaises. Ali ne lâche pas son téléphone. Pour mieux spéculer, ils sont sur tous les fronts : les groupes de changeurs WhatsApp qui informent de l’offre et de la demande, les applications indiquant le taux de change du marché noir, les informations (Twitter, notifications, chaînes de télévision)… « Les groupes sont plus importants que les applications, ça permet de voir à la minute près le changement de valeur », explique Hussein.

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Les plateformes d’information sur le taux de change, boucs émissaires de la dépréciation de la livre?

Si les deux jeunes hommes ont commencé avec « un petit capital lorsque le dollar était à 1 600 LL », ils ont réussi à le nourrir avec le temps, le bouche-à-oreille, mais surtout grâce à l’emplacement du magasin. « Ici, tout le monde a un proche qui vit à l’étranger, explique Hatem. Alors ils viennent pour retirer leur argent et parfois convertissent directement ». « Et avec le Hezbollah, il n'y a que du dollar dans ce quartier », ajoute-t-il, un sourire aux lèvres. Le parti chiite continue de verser des dollars à ses plus proches partisans.

Les deux hommes passent leurs journées calculatrice à la main, afin de dégager le meilleur bénéfice possible. « Là j’ai 10 000 dollars, dit Ali en exhibant une liasse de billets verts. C’est ma balance. Comment je gagne ? Un client m'appelle et me demande par exemple 2 000 dollars. Je les vends au taux de 13 000 livres libanaises et en parallèle je les rachète pour moins cher. Par contre, je ne prends pas plus que nécessaire, il faut que je fidélise mes clients », explique-t-il avec assurance. A la fin de la journée, Ali garde 40% de son capital en livres libanaises et 60% en dollar.

« Salam », lance un client en passant les portes du magasin. « Lui, c’est un boucher, il est obligé d’acheter des dollars pour ses produits », explique Hatem, qui travaille dans le textile, et qui est dans la même situation. « La dernière fois, j’ai dû échanger au taux de 15 000 LL le dollar ! Que dieu ne te pardonne pas Ali, c’est toi qui as réalisé l’opération », dit-il avec un rire forcé. « Ce jour-là, je courais dans tous les sens, je hurlais dans la rue, personne ne pouvait me parler », se rappelle Ali.

Si leur activité reste officiellement illégale, les deux hommes n’ont pas peur d'éventuelles répercussions. « C’est devenu presque banal. Il y a des gens qui vendent et échangent dans la rue », dit Hussein.

Plusieurs changeurs ont été arrêtés par les autorités et certains sites internet et application informant sur le taux de change du marché noir ont été bloqués dans une tentative, par les autorités, de contrer la dévaluation de la livre libanaise. Une politique qui n’a eu aucun effet pour ralentir la dévaluation de la livre...

* Les prénoms ont été modifiés.

« Vous avez besoin d’aide ? » demande un homme à une intersection de la place Sassine. « Je cherche un changeur », lui répond-t-on. « Mais tout le monde est devenu agent de change au Liban », répond-il en riant. Comme beaucoup d’autres à travers le pays, il s’est pris au jeu du change sauvage pour pouvoir arrondir ses fins de mois. « C’est funky », lance une commerçante, au...

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