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Baudelaire, l'art et la mode, un décryptage du beau dans la « modernité »

Baudelaire, l'art et la mode, un décryptage du beau dans la « modernité »

Charles Baudelaire par Gustave Courbet - 1847 © AFP

Il se présente un jour dans une brasserie de Paris habillé en guillotiné, col de chemise coupé, cheveux rasés : six poèmes des Fleurs du Mal viennent d’être supprimés par la censure. Le vêtement a pour Baudelaire une importance considérable. Toujours narratif, il exprime une manière d’habiter sa ville, Paris, et son époque, ce XIXe siècle finissant où son principe esthétique consiste à chercher l’éternel dans le transitoire. Tandis que les poètes romantiques célèbrent la permanence de la nature, lui cherche dans l’urbain ces pépites que rend plus brillantes encore un environnement instable et décati, en pleine transformation.

Le poète des « Tableaux parisiens » est un chantre de la modernité, une notion nouvelle qui lui semble plus pertinente que le recours au passé en tant que modèle pour le présent.

Recevant à sa majorité l’héritage de son père (qu’il perd à l’âge de 5 ans), il en « mange » la moitié en quelques mois, notamment en achats de gravures, d’œuvres d’art et de vêtements. Mis sous tutelle avec une pension congrue, le poète va travailler comme journaliste, se spécialisant dans la critique d’art, de littérature et de musique. Il place alors Wagner, Delacroix et Balzac au sommet de son panthéon personnel, traduit Allan Poe et soutient Victor Hugo et Barbey d’Aurevilly. C’est à cette vie de dandy que nous devons, fruit de la nécessité, L’Art romantique, recueil de ces essais divers.

Dans cet album basé sur l’œuvre de Constantin Guys, peintre et dessinateur discret, aimant se perdre dans les foules, qui lui a inspiré Le Peintre de la vie moderne publié en trois épisodes dans Le Figaro et dont l’œuvre incarne aux yeux de Baudelaire ces fameux canons du temps présent, le poète annonce : « J’ai sous les yeux une série de gravures de modes commençant avec la Révolution et finissant à peu près au Consulat », et c’est là le point de départ de sa théorie. Chantre de l’urbain, c’est ici qu’il initie sa recherche du beau dans le trivial, avec pour principal critère la « distinction », forme d’élévation signalée par l’apparence, ou mieux : « un symptôme du goût de l’idéal surnageant dans le cerveau humain au-dessus de tout ce que la vie naturelle y accumule de grossier, de terrestre et d’immonde ». Au fil de ces textes où il s’intéresse tour à tour au dandy, bien sûr, mais aussi, entre autres, à la femme, au maquillage, au militaire, aux voitures, l’auteur des Fleurs du Mal va tenter de cerner en particulier la manière dont chaque femme « tire sa beauté extérieure des lois morales auxquelles elle est soumise », plaçant d’emblée la beauté dans une sorte d’ordre éthique. Pour Baudelaire, si chaque siècle a « sa grâce personnelle », il en va de même pour les professions qui impriment leur attitude à ceux et celles qui les exercent. L’apparence fait sans aucun doute pour le poète la noblesse d’un métier, quand elle n’en est pas purement et simplement le signe de reconnaissance.

Quand il parle du dandysme dont il est considéré par ses contemporains comme un des parangons parisiens, Baudelaire adopte le point de vue de George Brummell, arbitre de l’élégance masculine outre-Manche. Celui dont il a fait sien le célèbre aphorisme, « Si vous avez remarqué ma tenue, c'est que je l'ai ratée ! », lui inspire sa quête d’originalité dans la simplicité. En ce siècle de Louis-Philippe, la tenue des hommes est strictement noire. Difficile de sortir du lot quand les mœurs contraignent à une telle uniformité. Mais Baudelaire n’est pas à court d’idées et, même résigné à ne pas casser ce code sévère, il s’arrange avec son tailleur dont il guide même parfois, dit-on, la craie, pour sculpter des gilets étroits comme des justaucorps, inventer des plissés aussi invisibles qu’extravagants ou concevoir des vestes aux épaules démesurées supposées tirer la silhouette vers le haut où, sans doute, batifolent les muses. Fustigeant la nature comme source de barbarie, il célèbre la sophistication du dandysme avec ces mots terribles : « Sans le loisir et l’argent, l’amour ne peut être qu’une orgie de roturier ou l’accomplissement d’un devoir conjugal. » Très vite chez Baudelaire le Beau va surpasser le moral, et le Mal devenir presque acceptable s’il répond à certains critères esthétiques. L’influence de Thomas de Quincey n’est pas loin, avec son Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts. Toute une époque.

De l’art où « la nature n’enseigne rien »

Le premier chapitre de L’Art romantique s’ouvre avec « Le beau, la mode et le bonheur ». En 2016, le musée de la Vie romantique, à Paris, consacrait une exposition à l’œuvre critique du poète sous la thématique « L’œil de Baudelaire ». Le directeur du musée et commissaire de cet accrochage, Jérôme Farigoule, affirmait que ces critiques comptent parmi les plus beaux textes de l’auteur des Fleurs du Mal. Rien que par l’intérêt qu’il porte au peintre et graveur « C.G. », ce Constantin Guys si modeste qu’il semble parfois en oublier de signer ses œuvres, on décèle la préférence du poète pour les artistes qui sortent des sentiers battus. C.G. est âgé, il a « couvert » des champs de bataille, notamment la guerre de Crimée, dont il livrait les croquis à un illustré anglais. « Un homme du monde » dit de lui Baudelaire, « c’est à dire du monde entier ». La pierre de touche de Baudelaire analyste est la sincérité, l’émotion, la part d’humanité dans les plis de l’œuvre qui lui fait aimer la caricature et Daumier. Disciple de Diderot dont il a étudié jusqu’à l’usure l’Histoire de la peinture en Italie, il fait sienne cette définition de l’encyclopédiste : « La peinture n'est que de la morale construite ». Encore cette dialectique de l’esthétique et de l’éthique qui lui sert de paramètre pour ajuster son regard. Sévère envers les peintres qui n’arrivent pas à se détacher de l’imitation des grands maîtres, il considère que « si un peintre patient et minutieux, mais d’une imagination médiocre, ayant à peindre une courtisane du temps présent, s’inspire (…) d’une courtisane de Titien ou de Raphaël, il est infiniment probable qu’il fera une œuvre fausse, ambiguë et obscure ». Car, on l’aura compris, pour Baudelaire, tout geste artistique qui n’est pas informé par « le cerveau » de l’artiste est voué à la platitude (« Tous les bons et vrais dessinateurs dessinent d’après l’Image écrite dans leur cerveau, et non d’après la nature. ») La nature, cette obsession, selon lui, du XVIIIe siècle, « n’enseigne rien, ou presque rien, c’est-à-dire qu’elle contraint l’homme à dormir, à boire, à manger, et à se garantir, tant bien que mal, contre les hostilités de l’atmosphère ». Si Baudelaire admire Delacroix entre tous les peintres de son époque, c’est aussi et surtout parce que ce dernier est aussi un critique doté d’un style concis qui se reflète dans sa peinture. C’est cette vigueur, ce côté « droit au but » qu’il loue aussi chez Courbet, Legros ou Manet, avec leur imagination « vive, ample, sensible » sans laquelle la meilleure maîtrise de l’art reste vaine. Baudelaire dont René Huygue, l’un des plus grands critiques d’art du XXe siècle, relevait que son intelligence lui permettait de « dégager de la multiplicité des faits quelques constatations générales et d’y tracer des voies directrices » a surtout possédé, tant dans sa poésie que dans sa critique et sa vie-même, cet « œil fixe et animalement extatique des enfants devant le nouveau, quel qu’il soit ». Ivresse qu’il attribue à « C. G. » mais qui est avant tout la sienne.

Il se présente un jour dans une brasserie de Paris habillé en guillotiné, col de chemise coupé, cheveux rasés : six poèmes des Fleurs du Mal viennent d’être supprimés par la censure. Le vêtement a pour Baudelaire une importance considérable. Toujours narratif, il exprime une manière d’habiter sa ville, Paris, et son époque, ce XIXe siècle finissant où son principe esthétique...

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