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Nos Lecteurs ont la Parole

Les dimanches d’été dans un village de montagne

À la campagne, un petit village perché dans la montagne, au-dessus de Batroun. Nous y passions une partie de l’été chez ma grand-mère. Les dimanches revêtaient toujours un air particulier. La messe avait lieu à 10h, la cloche sonnait une première fois vers 9h30, ma grand-mère s’affolait, une deuxième fois vers 9h45. La deuxième sonnerie signifiait qu’il fallait déjà se mettre en route. Comme l’église se situait en plein milieu du petit village, il fallait tout au plus 10 minutes pour ceux qui habitaient à ses deux extrémités.

La route qui séparait la maison de ma grand-mère de l’église n’avait pas encore été asphaltée. Longtemps, j’ai entendu le maire parler de ses vaines tentatives auprès des autorités municipales et du député pour financer ce projet. Il ne s’agissait que d’une centaine de mètres et le coût de réparation aurait été dérisoire, mais ces petits villages perchés loin des villes n’offraient pas de « plus-value » aux politiciens, sauf en période électorale. Il fallait alors manigancer, faire des promesses à tel ou tel député qui faisait soudain semblant de s’intéresser au projet, promettait de le financer, pour oublier tout cela une fois les élections passées. Ce projet semblait donc gigantesque à mes yeux, et cette inertie bureaucratique ne me semblait pas si choquante que cela.

À dix heures du matin, en été, le soleil méditerranéen tapait fort. Sur le chemin rocailleux, les petites vieilles, endimanchées, leur fichu sur la tête, avançaient péniblement. Mais elles n’auraient pour rien au monde manqué la messe du dimanche. Nous, les enfants, nous courions devant, de grands chapeaux de paille sur la tête, nous écorchant les pieds sur les cailloux, et nous arrêtant ici et là pour cueillir les mûres qui poussaient dans les petits buissons épineux des bords de chemin. Cela laissait des taches violettes sur nos mains et sur nos petites robes d’été, et nous nous faisions régulièrement gronder par nos mères. J’étais la plus gourmande et la plus grosse, ce que maman ne pouvait s’empêcher de me rappeler à chaque fois, sans que cela ne me traumatise !

Nous arrivions enfin à l’église. Je n’ai qu’à fermer les yeux pour m’y revoir. Une vieille église bien entretenue. L’odeur de l’encens me submergeait et me plongeait immédiatement dans un état de bien-être et de recueillement. Dans ce lieu, il y avait une convention tacite à laquelle personne ne dérogeait : les femmes et les enfants prenaient invariablement place sur les bancs arrière. Les hommes entraient un peu plus tard, en costume, l’air souverain, la tête haute, et se plaçaient dans les cinq premières rangées. Les jeunes s’étaient faits beaux, les cheveux bien peignés et sentant bon l’eau de Cologne. Les vieux avaient retroussé leurs moustaches et avaient mis leurs chemises du dimanche… quelques-uns sentaient encore la chèvre ou la bouse de vache, mais ce mélange d’odeur se mariait étrangement et ne semblait importuner personne.

Je me rappelle une fois qu’une dame qui avait passé plusieurs années aux États-Unis était venue passer les vacances au village, dans sa famille. Elle était belle, avait un air à la Jayne Mansfield, les cheveux teints en blond, les yeux et les lèvres maquillés. Les femmes la regardaient avec envie, les hommes avec admiration. Elle avait été s’asseoir dans les rangées en avant, parmi ces messieurs, et les femmes se regardaient, n’en croyant pas leur yeux. Il y eut des messes basses (et oui, en pleine messe…) et on en a parlé longtemps après. Elle m’impressionnait, et je voulais lui ressembler… avoir son culot et son assurance. Hélas, je n’avais que huit ou neuf ans, et j’étais d’une timidité maladive (les vieilles qui m’aimaient disaient : « Ah, qu’est-ce qu’elle est sage et gentille… »). Mais je détestais ce personnage que j’étais, et cette image de petite fille modèle style la Madeleine de la comtesse de Ségur. J’aurais plutôt voulu ressembler à la Sophie des Malheurs de Sophie, être une adorable petite peste, mais je n’osais pas et je rentrais encore plus dans ma coquille.

Juste après la communion, les hommes commençaient à quitter les lieux. Les femmes attendaient toujours la fin de la messe pour sortir. Enfin, l’église se vidait, les hommes étaient déjà en pleine conversation dehors, à l’ombre du grand chêne. Ils restaient entre eux et, de toute façon, ils ne se dépêchaient pas de partir… Ils savaient bien que leurs mères ou leurs femmes se précipiteraient à la maison pour commencer à préparer le fameux déjeuner du dimanche : le kibbé… De chaque maison retentissait alors le bruit du pilon en grosse pierre polie qui servait à écraser la viande dans un mortier géant, en pierre polie également. On coupait aussi à l’avance la grosse pastèque, on la faisait descendre dans le puits afin qu’elle garde sa fraîcheur… Dans quelques minutes, les hommes arriveraient, prêts à siroter leur arak qui accompagnait les mezzés. Les femmes continuaient leur va-et-vient pour s’assurer que leurs hommes profitent pleinement de leur dimanche. Ces derniers iraient ensuite faire la sieste, pendant que ces épouses ou ces mères exemplaires nettoyaient et rangeaient les restes de victuailles.

Nous, les « petits », cousins et cousines, on nous avait installés tous ensemble autour d’une table basse… Et les rires fusaient, on se taquinait, on se chamaillait, et invariablement l’un de nous finissait le repas en pleurant, alors qu’un autre se retrouvait puni… Mais tout cela, nous ne nous en lassions pas… Cette proximité, cette communion, cela reste gravé dans ma mémoire et dans mon cœur… Et lorsque les temps sont durs, j’y repense, et j’ai à nouveau 8 ans, 9 ans, 10 ans… Et le cœur rempli de joie.

Toronto, Canada

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À la campagne, un petit village perché dans la montagne, au-dessus de Batroun. Nous y passions une partie de l’été chez ma grand-mère. Les dimanches revêtaient toujours un air particulier. La messe avait lieu à 10h, la cloche sonnait une première fois vers 9h30, ma grand-mère s’affolait, une deuxième fois vers 9h45. La deuxième sonnerie signifiait qu’il fallait déjà se mettre...

commentaires (1)

L'auteur de cet article ne minime en aucun cas la gravité de la situation au Liban, et ne cherche pas à en détourner l'attention. Au contraire, mon coeur saigne pour mes compatriotes...cette petite anecdote cherche seulement (et sans prétention aucune) à apporter un petit moment de nostalgie bienfaisante...Il s'agit de souvenirs, ayant eu lieu dans un Liban encore béni par les dieux...Je souhaite de tout mon coeur que ce Liban revienne

Marie-Therese BALLIN

00 h 21, le 05 mars 2021

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Commentaires (1)

  • L'auteur de cet article ne minime en aucun cas la gravité de la situation au Liban, et ne cherche pas à en détourner l'attention. Au contraire, mon coeur saigne pour mes compatriotes...cette petite anecdote cherche seulement (et sans prétention aucune) à apporter un petit moment de nostalgie bienfaisante...Il s'agit de souvenirs, ayant eu lieu dans un Liban encore béni par les dieux...Je souhaite de tout mon coeur que ce Liban revienne

    Marie-Therese BALLIN

    00 h 21, le 05 mars 2021

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