Longer l’avenue Imam Moussa Sadr, Haret Hreik, un quartier qui fut autrefois un village d’éleveurs de vers à soie, communauté de toutes obédiences qui vivait en paix à l’ombre des muriers. Les images satellites n’en montrent plus qu’un espace gris, à un jet de pierre de la mer, perdu entre deux verdures érodées et lointaines, celles de l’hippodrome et du Golf Club de Beyrouth. Affleurant parmi le béton sauvage et quelques tours de verre incongrues, subsiste une oasis qui semble rapportée, mais qui fut là la première, dernier témoin peut-être d’une région qui connut une meilleure fortune et dont le nom, désormais réduit à celui d’un lieu-dit, exprime tout le désarroi : la « banlieue sud ».
Franchir le majestueux portail, dentelle de ferronnerie, toujours ouvert. Se laisser aussitôt enlacer par les grands arbres qui veillent sur la sépulture de Lokman Slim, le penseur assassiné. Déchiffrer sur la stèle circulaire ces vers d’Al-Mutanabbî qui résument son parcours et éclairent sa fin. Il y est écrit « Debout face à une mort certaine, comme sous la paupière du mal endormi ». Cette épitaphe a été choisie, en complicité intellectuelle avec Lokman, par sa sœur Racha al-Ameer. La voici d’ailleurs qui vous accueille sur le palier du premier étage, vous met dans les mains une infusion de gingembre, vous conduit, petit bout de femme souriant sa tristesse, à son bureau-bibliothèque au milieu duquel trône une table blanche ornée de zelliges. Elle s’inquiète pour les visiteurs qui attendent, au salon, de présenter leurs condoléances à sa mère, Salma Merchaq, et leur offre des livres avec le café. Une tradition de la maison.
Années 1980. Dans un petit appartement à Paris, deux étudiants, frère et sœur, et une machine à écrire. Cela pourrait être le début d’un roman. Lui, chercheur, philologue, latiniste, helléniste, germaniste, adorateur de la langue arabe : Lokman Slim, est versé dans la balistique des mots, leur densité, leur anatomie, leur vibration chromatique, leur chimie, leur portée, leur impact, leur onde de choc. Tous les soirs, après ses journées à la Sorbonne et le passage peut-être de quelques amis, l’intellectuel réservé s’installe au clavier à l’heure où s’en repose Racha, déjà écrivaine et journaliste sous le pseudonyme al-Ameer. Lokman passe ainsi une partie de ses nuits à retranscrire le Coran dans un arabe néo-classique dont il compose la texture. Une entreprise monumentale à laquelle il se livre seul, mais qui s’irrigue sans cesse d’échanges avec sa sœur et ses compagnons parisiens, des écrivains et universitaires d’une étoffe proche de la sienne comme Waddah Charara et certains poètes surréalistes du monde arabe exilés à Paris, des anarchisants pour la plupart. « Il sillonnait Paris avec sa mobylette, libre, insaisissable, hanté de politique et de littérature. Je ne connais personne qui ait eu à ce point le goût de la langue arabe, cette conviction qu’elle ne doit pas mourir. Lokman était persuadé qu’on pouvait parvenir à recréer un nouvel arabe classique, un arabe qui ne serait en guerre ni avec la langue du Coran ou celle du Xe siècle et d’Al-Mutanabbî, ni avec l’écriture moderne des Chidiac et de la Nahda. Il maîtrisait avec politesse et poésie l’essence de ces trois arabes. Il voulait atteindre l’arabe ‘le plus haut’ », commente Racha qui reconnaît dans cette passion commune leur singularité : « C’est dans nos gênes, cela doit venir de notre mère. » Dans ce partage permanent, la sœur s’affirme disciple émerveillée de celui qu’elle appelle « le maître ». Plus qu’une douleur intime, pour elle-même autant que pour sa mère et son frère Hadi, Racha voit dans la mort de Lokman un terrible gâchis, la destruction d’une magnifique intelligence qui œuvrait à un meilleur avenir pour la nouvelle génération. « Une rose », dit-elle, pour décrire l’homme.
Graines inconnues et floraisons insolites
Début des années 1990 : Lokman rentre au Liban le premier. Sa présence à Paris ne fait plus « sens » à ses yeux. Il veut être au plus près du domaine de sa lutte et contribuer, la paix venue – fut-elle factice –, à la restauration d’une société laminée par les guerres et les divisions. Son arme de persuasion : les livres. « Donner à lire, c’est libérer, affirme Racha : nul ne peut dicter au lecteur, dans sa solitude et son tête-à-tête avec le texte et l’auteur, ce qu’il doit penser. C’est ce que nous avons de plus fort pour désarticuler les idéologies. La lecture peut changer le monde. » C’est ainsi que Lokman Slim va créer à Beyrouth Dar al-Jadeed, une maison d’édition de grande qualité, tant par le contenu que la présentation : al-Jadeed se veut la Fata Morgana arabe. Sous ce label vont paraître des écrits atypiques et notamment « Tabq el-Asl » (copie conforme), une première collection d’œuvres traduites de laquelle découle « Bi chahadat el-asl » (à l’épreuve de l’original), une série où l’original est reproduit en face du texte traduit. C’est Lokman qui se lance le premier dans l’écriture en arabe d’aphorismes d’Emil Cioran et de poèmes de Paul Celan. L’ami Waddah Charara traduit à son tour Jean Tardieu et René Char. La vocation d’al-Jadeed se précise : sauvetage d’écrivains méconnus ou interdits, rééditions de certains livres de bibliophilie disparus, promotion des libertés, restauration de la mémoire défigurée. Plus qu’une maison d’édition, al-Jadeed est une véritable charrue qui creuse des sillons, y dépose des graines inconnues et provoque des floraisons insolites.
Un appel enthousiaste de Lokman vient secouer la routine parisienne de Racha. « J’étais bien là où j’étais », confie l’écrivaine qui, de par son travail et ses analyses, perçoit la précarité de ce pays où elle n’est pas prête à s’établir. Mais qui d’autre que ce frère tant admiré pour la convaincre de rentrer ? Elle répond présente. Impliquée à fond dans toutes les opérations de Dar al-Jadeed, la jeune femme va apporter un regard neuf sur cette maison un peu trop éclectique. Sans priver de leur plaisir les lecteurs de Waddah Charara et Abbas Beydoun, elle cherche à introduire des auteurs plus accessibles. À partir de 1996, elle publie Taha Hussein, Mahmoud Darwiche et Ounsi el-Hage, ainsi qu’une brochette de jeunes poètes en langue arabe qui vont très vite « devenir des stars » selon ses propres mots : Zahi Wehbé, Joseph Issaoui, Abdo Wazen, Akl Awit, Saad Youssof. Des essais politiques viennent s’ajouter aux expériences littéraires : Albert Mansour et Hazem Saghiyé se plient à l’exercice. On traduit le psychanalyste lacanien d’origine tunisienne, Gérard Haddad, qui a écrit sur le taʽassob (fanatisme). On traduit même « L’importance de l’in-important », une conférence du philosophe italien Nuccio Ordine.
Minée par le piratage et les monopoles
De 1990 à 2000, Dar al-Jadeed va connaître une ascension fulgurante. Alignant les best-sellers en même temps que les œuvres de niche, la jeune maison se creuse une place incontournable dans le paysage de l’édition arabe. Pour Racha al-Ameer qui va conserver ce pseudonyme « magique », ces années sont les plus exaltantes de sa vie. Dans la maison transformée en ruche, tout est débats, discussions, ciselage, polissage, recherches, quête de sens et de précision, bonheur de collaborer avec les illustrateurs et calligraphes, d’accompagner avec amitié le parcours des auteurs, de voir triompher leurs œuvres ; bonheur encore de découvrir un nouveau talent, de révéler une nouvelle pépite, de respirer à l’imprimerie le parfum des nouvelles « cuissons ». « Quand on se lie avec un auteur, on publie tous ses livres », répète celle qui éprouve une joie pure dans ces tâches monacales. D’ailleurs, elle apporte à son tour une belle contribution au patrimoine de la maison en signant notamment Yawm el-Dine (Le Jour dernier, Actes Sud, 2002), un roman à la croisée de l’amour et de la théologie qui va caracoler parmi les meilleures ventes de Dar al-Jadeed. Sa propre passion pour la langue arabe va s’exprimer de manière surprenante dans un livre de grammaire décalé consacré à la hamza, première lettre à la fois muette et structurante, espiègle et polymorphe, qui pourrait être à l’alphabet arabe ce que le zéro est aux nombres. Illustré par Danièle Kattar, calligraphié par Ali Assi, ce petit livre est un pur joyau.
Dès l’an 2000, Dar al-Jadeed est minée par le piratage. Les impressions tombent de 3000 à 200 exemplaires par ouvrage. À elle seule, l’édition de La Prisonnière de Malika Oufkir est piratée cinq fois, confie Racha. Le fléau, bien qu’ancien, atteint son paroxysme avec la démocratisation de l’internet. Par ailleurs, certaines parutions subissent les avatars des monopoles et de la propagande. Les ouvrages de Mohammad Khatami, l’ancien président de l’Iran, sont menacés de destruction et simplement interdits. Des succès de librairie tels que les écrits d’Inaam Kachachi ne parviennent pas à sauver la mise, pas plus que les ventes sur Amazon. « On continue, dit Racha, pour la beauté du geste. »
À la poursuite du « Journaliste vagabond »
Lokman se dédie alors à de nouveaux projets : la fondation Umam est lancée en 2000 et l’association Hayya Bina pour les éléctions législatives de 2005. Umam est dédiée à la préservation des archives écrites, photographiques et cinématographiques du Liban et de la région. Hayya Bina l’entraîne, avec son épouse Monika Borgmann, aux confins du Liban où le couple bivouaque et s’enfonce à la rencontre des communautés isolées, se dédiant notamment à l’instruction des femmes auxquelles l’association assure des cours d’anglais et d’informatique. Mais Lokman garde un œil tendre et averti sur Dar al-Jadeed et le travail de sa sœur. Tous deux sont obsédés par une opération qui tient de l’enquête policière : rassembler bribe par bribe et publier l’œuvre du « Journaliste vagabond », Iskandar Riachi, éditorialiste haut en couleur qui connut son heure de gloire au milieu du siècle dernier avant de tomber dans l’oubli.
L’action de Lokman Slim, partie du livre et de l’enseignement, se rapproche de plus en plus d’une confrontation « douce » sur le terrain d’un parti totalitaire dont Racha refuse de prononcer le nom car « le nom du Grand ne peut être mêlé au trivial ». De la diffusion du savoir et des idées il n’y a qu’un pas vers le martyre. Menacé, l’intellectuel ne fait pas cas du danger tant il croit en ce travail qui, à ses yeux, dépasse sa personne. Lors d’une petite cérémonie à l’occasion du quarantième de son frère, Racha annoncera la création avec Monika Borgmann de la Fondation Lokman Slim qui poursuivra son œuvre. En attendant, elle rédige son propre testament. Le combat contre l’obscurantisme est terriblement inégal.
Profonde émotion en vous lisant, chère Fifi! Devant ce crime, "seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse"
22 h 48, le 04 mars 2021