
Le prince héritier saoudien, Mohammad ben Salmane, lors de la seconde manche de l’E-Prix de Diriyah, le 27 février 2021 à Riyad. Saudi Royal Palace/Bandar al-Jaloud/AFP
Il s’agit du coup le plus dur que Mohammad ben Salmane doive encaisser sur le plan diplomatique depuis la révélation de l’assassinat de Jamal Khashoggi dans le consulat de son pays à Istanbul en 2018. Après deux ans de refus ferme, de la part de Donald Trump, de déclassifier le rapport de la CIA mettant en cause la responsabilité du dauphin saoudien dans la sordide opération, le président Joe Biden a finalement tenu sa promesse de campagne en publiant, vendredi dernier, le document. Basées sur les analyses effectuées par le renseignement américain, les conclusions du rapport mettent en cause la responsabilité de 21 autres individus et sont sans équivoque : « Depuis 2017, le prince héritier exerce un contrôle absolu sur les organisations de sécurité et de renseignement du royaume, ce qui rend hautement improbable que des responsables saoudiens aient mené une opération de cette nature sans l’autorisation du prince héritier. »
La sortie du document a été accompagnée de sanctions financières contre le général saoudien Ahmad Assiri et la Force d’intervention rapide, décrite comme un sous-ensemble de la garde royale saoudienne répondant aux ordres de MBS et liée à son ancien bras droit, Saoud el-Qahtani. S’exprimant face à la presse vendredi, le secrétaire d’État américain, Antony Blinken, a également indiqué que 76 Saoudiens sont désormais interdits d’entrée aux États-Unis en vertu d’une nouvelle politique de restrictions de visas baptisée « Khashoggi ban », visant les personnes agissant au nom de leur gouvernement contre des dissidents basés à l’étranger. Le nom de MBS reste cependant absent de ces deux listes.
Le prince héritier saoudien se trouve désormais dans une position délicate : s’il n’est pas sanctionné, la stratégie de l’administration Biden le met néanmoins dos au mur. Signe de la volonté, au moins symbolique, de Washington de mettre MBS à l’écart, le porte-parole de la Maison-Blanche, Jen Patski, a fait savoir que le président américain restreindrait ses contacts uniquement au monarque saoudien, à la veille du premier appel téléphonique entre Joe Biden et le roi Salmane qui a eu lieu jeudi, en amont de la publication du rapport du renseignement américain. Une décision qui ne devrait toutefois pas s’appliquer nécessairement à l’ensemble des officiels américains.
Limites diplomatiques
La prudence de l’administration Biden à l’égard de MBS est cependant loin de faire l’unanimité du côté du Congrès américain et des ONG qui œuvrent en faveur des droits de l’homme, estimant que les mesures prises par l’administration Biden restent largement insuffisantes et qu’elles auraient également pu inclure un gel des avoirs du dauphin saoudien ou encore une interdiction d’entrée aux États-Unis. « La décision de l’administration Biden envoie le signal qu’il n’y a pas à rendre de comptes – à moins que Washington ne suive ce dossier et ne cherche à effectuer de réels changements dans sa relation avec l’Arabie saoudite. Cela va enhardir MBS et affaiblir les États-Unis », estime Aaron David Miller, ancien négociateur au sein d’administrations américaines républicaines et démocrates, interrogé par L’Orient-Le Jour. Le département d’État américain a, pour sa part, justifié les mesures adoptées par le fait que « les États-Unis n’imposent généralement pas de sanctions aux plus hauts dirigeants de pays avec lesquels ils entretiennent des relations diplomatiques ».
« L’administration Biden va subir une pression considérable du Congrès et des médias pour aller plus loin (contre MBS) », estime Bruce Riedel, ex-responsable au sein de la CIA et chercheur à la Brookings Institution. « Les conséquences pour la relation entre les États-Unis et l’Arabie saoudite sont sérieuses, l’héritier du trône ne sera probablement plus jamais le bienvenu à Washington », estime-t-il. Une nouvelle annonce est attendue aujourd’hui au sujet de la marche à suivre générale que Washington compte adopter à l’égard de Riyad.
Si le contenu du document avait déjà fuité dès 2018, sa publication officialise le changement d’approche de Washington à l’égard de Riyad, conformément au souhait de Joe Biden qui était allé jusqu’à qualifier le royaume saoudien d’État « paria » lors de la course à la Maison-Blanche. « Il s’agit de recalibrer la relation avec l’Arabie saoudite, non pas de la rompre », n’ont cessé de marteler les officiels américains depuis vendredi, tant en public que sous couvert d’anonymat. « L’Arabie saoudite n’est plus l’alliée inconditionnelle du pacte du Quincy conclu entre le roi ibn Saoud et Franklin Roosevelt ou selon la doctrine de Jimmy Carter », constate un diplomate arabe, interrogé par L’OLJ.
Entre les lignes, la position de l’administration Biden vis-à-vis du dauphin saoudien semble toutefois faire état des limites de la diplomatie américaine face à son principal allié arabe. Fils favori du roi saoudien, devenu prince héritier en 2017 à l’âge de 31 ans, Mohammad ben Salmane est aujourd’hui l’homme fort du royaume aux côtés de son père, un homme de 85 ans à la santé fragile. Impulsif et ambitieux, MBS s’est évertué à consolider son assise dans le royaume, évinçant toute figure royale qui pourrait entraver son accession au trône au cours de ces dernières années, à l’instar de son cousin et ancien prince héritier saoudien Mohammad ben Nayef (dit MBN), arrêté en mars 2020 et accusé d’avoir fomenté un complot pour le renverser. Le frère du roi Salmane et dernier fils issu du puissant clan des Soudaïri, Ahmad ben Abdelaziz al-Saoud, son fils Nayef et le frère de MBN, Nawaf ben Nayef, avaient également été visés par ce coup de filet.
Réponse nationaliste
Sans figure alternative au sein de la famille royale saoudienne et face à un jeune prince qui pourrait régner sur l’Arabie saoudite durant les cinquante prochaines années, les États-Unis devraient être contraints de prendre en compte la realpolitik. Alors que Riyad et Washington entretiennent un partenariat stratégique depuis 1945, le royaume est un acteur incontournable sur le plan sécuritaire, comme pour la lutte contre le terrorisme ou contrecarrer les velléités expansionnistes de Téhéran, ou encore sur le plan économique alors qu’il est l’un des poids lourds sur le marché mondial du pétrole. « Les mesures prises par l’administration Biden suite à la sortie du rapport sont une indication qu’elle ne veut pas créer de tensions ou d’escalade avec l’Arabie saoudite et qu’elle en est venue à reconnaître et à accepter la centralité du prince héritier dans le royaume », souligne Eman Alhussein, chercheuse non résidente à l’Arab Gulf States Institute à
Washington. « La relation avec l’Arabie saoudite est importante, nous avons des intérêts mutuels importants. Nous restons déterminés à défendre le royaume », a insisté vendredi Antony Blinken. « Mais nous voulons nous assurer » que « la relation reflète mieux nos intérêts et nos valeurs », a-t-il ajouté.
Sans surprise, la mesure a été décriée dans les médias saoudiens, tandis que le ministère saoudien des Affaires étrangères a indiqué vendredi que Riyad « rejette complètement » les conclusions du rapport, tout en se disant « impatient de maintenir les fondations durables qui ont façonné le cadre du partenariat stratégique résilient entre le royaume et les États-Unis ». « La publication du rapport a suscité une forte réponse nationaliste en Arabie saoudite, en particulier sur les réseaux sociaux », souligne Eman Alhussein. Tous les pays du Golfe – à l’exception du Qatar – et le Yémen ont par ailleurs fait état de leur solidarité à l’égard de l’Arabie saoudite.Après avoir bénéficié d’un blanc-seing pendant quatre ans sous Donald Trump pour intensifier la répression contre les dissidents et mener ses activités au Yémen, MBS dispose aujourd’hui de peu de cartes en main pour redorer son blason face à l’administration Biden. « Les Saoudiens sont inquiets, ils n’ont plus beaucoup d’amis à Washington : ils devraient y réactiver leurs lobbys, du moins ce qu’il en reste, observe le diplomate arabe précité. Ils ne peuvent pas menacer de tourner le dos aux Américains et de se jeter dans les bras des Russes ou des Chinois, c’est impensable. » Si les mesures américaines sont moins dures à son égard que ce qui était anticipé par certains observateurs et qu’il pourrait miser sur le temps pour tenter de soigner son image, le dauphin saoudien est désormais officiellement considéré comme un paria par le principal allié de son pays et, accessoirement, la première puissance mondiale.
LA POLITIQUE EST MUE PAR LES INTERETS ET NON PAR LES SENTIMENTS. MBS SERA ROI ET LE CAS KASHOKGI SERVIRA DE PRESSION POUR LA BONNE EXECUTION DES ORDRES.
10 h 11, le 02 mars 2021