Il est indéniable que les raisons marquantes qui ont poussé le Liban dans l’abîme profond qu’il connaît actuellement sont principalement liées à une gouvernance toxique pour le pays et son devenir. À la corruption, qui est devenue le sport national de ce pays, sont venus s’ajouter, conjointement, l’incompétence des dirigeants, leur manque d’intérêt pour la chose publique, le népotisme et le détournement à leur profit des forces vitales du Liban. Et c’est là où réside le malheur du Liban qui n’est resté, selon les observateurs, qu’un conglomérat des diverses confessions qui le composent, et dont chacune a sa propre histoire, ses fantômes du passé et ses intérêts spécifiques qui sont en conflit perpétuel avec ceux des autres composantes du pays.
Tout cela ne peut, sans conteste, constituer un État et pas davantage une nation. Ce manque d’esprit de citoyenneté peut, à lui seul, expliquer l’atonie des Libanais à se mettre en rapport les uns avec les autres pour coordonner leur action et descendre dans la rue afin de destituer les dirigeants du pays. Ce qui a, manifestement, manqué aux Libanais en tant qu’individus, au sens qu’Ernest Renan a donné du nationalisme éclairé, c’est une culture de l’État et une conscience collective d’appartenance à un même pays.
Cela a, à travers toutes les époques de leur histoire, manqué aux Libanais et ne s’est jamais affirmé pour prendre possession d’un destin commun transcendant l’appartenance à la simple confession.
Sans trop nous tromper, nous pouvons affirmer que le Liban, en tant qu’entité juridico-politique, n’a jamais existé par la volonté de sa population. Il a essentiellement été le fruit d’actes délibérés assumés par une France animée par sa profonde préoccupation à offrir aux maronites un statut politique garantissant leur survie suite aux événements du XIXe siècle.
Un rapide survol de l’histoire du Liban nous renseigne que du temps des Phéniciens, cette partie du monde était une juxtaposition de cités-États indépendantes les unes des autres, loin de se réunir sous une bannière commune.
Plus tard, cette partie du monde n’était, successivement, que des provinces des empires séleucide, romain et bysantin. Tout le long du règne des Omeyyades, des Abbassides, des Seldjoukides et des Mamlouks, aucun identifiant national propre au Liban ne lui était reconnu. Seule la lutte contre les infidèles et les chiites était une préoccupation majeure pour les Abbassides, et surtout pour les Seldjoukides et les Mamelouks qui ont pratiqué l’épuration religieuse contre les chiites et les chrétiens, et les ont contraints à se réfugier dans les régions montagneuses du futur Liban qui sont devenues la montagne-refuge.
Il a fallu attendre l’an 1516, avec l’avènement au règne de cette partie du monde des Ottomans, pour reconnaître au Mont-Liban un territoire spécifique, dénommé « territoire d’iltizam », destiné à collecter les taxes et les impôts, de cette région au profit de la Sublime Porte qui y plaça à la tête un émir issu des Maan, une des familles les plus anciennes habitant le Mont-Liban que le califat avait transférées du golfe Persique afin de combattre les croisés.
Les velléités d’indépendance du Mont-Liban prirent avec Bachir II Chéhab, élu à le tête de l’émirat du Mont-Liban en 1788, une dimension certaine. En effet, celui-ci chercha à s’émanciper de la tutelle ottomane. L’occasion lui fut donnée en 1825 où il prit le parti de Méhémet Ali régnant sur l’Égypte et projetant d’arracher aux Ottomans l’indépendance de son pays et celle de la Syrie. Au plan interne, au Mont-Liban, il faut noter qu’un conflit armé opposant Bachir II (maronite) à Joumblatt (druze) ne tarda pas à prendre une tournure confessionnelle, d’autant que la défaite de ce dernier et sa mort n’aidèrent en rien à l’atténuation de l’exaspération de la communauté druze en raison de son isolement économique croissant au profit des maronites. Les raisons des représailles druzes contre ces derniers furent réunies en1840 et ne cessèrent de progresser jusqu’au massacre à grande échelle, vingt ans plus tard en 1860, des chrétiens du Mont-Liban et de Damas.
En réponse à ces graves événements, la Conférence de Paris fut tenue en présence des Anglais qui finirent par l’accepter et eut comme résolution d’instaurer le régime de moutassarrifiyya ayant à sa tête un moutassarref chrétien, étranger au Mont-Liban, nommé par la Sublime Porte. En conséquence, les Ottomans permirent à la France d’accroître son influence sur la région, et Napoléon III réussit ainsi à envoyer jusqu’à 12 000 de ses soldats dans la région pour assurer aux chrétiens, plus particulièrement aux maronites, une protection certaine.
Ce règlement organique a eu pour effet notable de donner pour la première fois un statut juridique au Mont-Liban reconnu par les puissances européennes. Il est évident qu’il préluda, soixante ans plus tard, en 1920, à la création du Grand Liban – une entité politique à laquelle le mandataire français voulait assurer une dimension à la fois économique viable et politique sûre, d’où le rattachement à la montagne libanaise de nouveaux territoires en rognant sur ses marges musulmanes. Les faits ont vite démontré que cette décision déterminante allait provoquer un déséquilibre structurel pour le Liban, loin d’être atténué par l’instauration par le haut commissaire des bases d’un État souverain. En raison de ce déséquilibre confessionnel en faveur des maronites, aggravé par l’exercice de ces derniers d’un pouvoir sectaire, le Liban a, pendant les cent ans de son existence, connu de multiples événements touchant même à sa raison d’être et dont la guerre civile de 1975 est la démonstration la plus intense. Il n’y a pas de doute que la construction d’un État, le plus structuré soit-il, ne peut à la fois régler les questions irrationnelles d’ordre confessionnel, et résoudre les refoulements et les ressentis hérités des siècles durant par de grandes composantes du Liban.
Ce constat reste en vigueur, même si, à quelques exceptions près, le règlement organique qui donna naissance à la moutassarrifiya a fonctionné pour le Mont-Liban, ce qui n’était pas le cas de la République du Grand Liban. Cela vient du fait que le nombre de confessions en jeu est passé, pour le Mont-Liban, de deux (les druzes et les maronites) à plus de quatre grandes composantes confessionnelles : maronite, sunnite, chiite et druze, voire à dix-huit communautés. Le jeu politique s’est compliqué au point de ne plus s’exercer normalement à cause, d’une part, d’un changement démographique au détriment des chrétiens qui sont passés de 55 % de la population libanaise dans les années vingt à quelque 33 % actuellement, et du maintien du pouvoir entre les mains de ces derniers, et, d’autre part, en raison du développement des crises majeures dans la région du Proche-Orient, comme l’occupation de la Palestine par Israël et l’avènement du régime des mollahs aux commandes en Iran.
À cela s’ajoute le fait qu’à l’époque du Mont-Liban, les exigences du pouvoir avaient un caractère essentiellement rural. Or, avec le Liban actuel, les impératifs d’une gouvernance moderne ont tellement évolué et les besoins impérieux du pays se sont complexifiés au point d’accentuer la rupture totale entre l’esprit des dirigeants, d’inspiration féodale, arc-boutés sur la sauvegarde de leurs propres intérêts et ceux de leurs confessions, et le bien-être des citoyens et leurs besoins. D’un côté, les gens du pouvoir n’ont pas lésiné à pratiquer, à grande échelle, le népotisme et les malversations des intérêts communs et, de l’autre, les citoyens ont été acculés à subir l’émigration et l’insatisfaction de leurs besoins les plus élémentaires. Il est évident que cela a, à travers le temps, alimenté une suite de conjonctures explosives conduisant à une destruction, systématique du pays et de son État. Ce glissement vers l’anéantissement de la société de droit a été dû à une classe politique véreuse qui a usé et abusé du gaspillage des biens communs, de la corruption, du détournement des biens publics en faveur dess biens particuliers, à l’instar de ce qui a été commandité pour le entre-ville de Beyrouth, de l’annihilation des services de l’État, de la destruction méthodique de l’environnement, de l’accaparation des richesses du pays par 1 % de la population, de la paupérisation des classes sociales, de l’incompétence notoire à gérer la vie publique, de la confiscation par une milice de la destinée du pays, etc. Tout cela est connu d’Emmanuel Macron qui a fréquenté de très près la classe politique libanaise et dont il a subi de plein fouet la pratique du mensonge et la conduite du double jeu. Malgré cela – et c’est là où le bât blesse –, il est contraint, à défaut de l’existence au Liban d’une force de relève, et d’une opposition notable et structurée, de traiter avec les gens du pouvoir en exercice.
Il est loin le temps où la France était une puissance militaire majeure qui permettait à Napoléon III d’exiger et même d’imposer sa politique. Cela n’est plus offert à Macron qui est à la tête d’un pays qui a impérativement besoin d’un franc soutien des Européens et notamment des États-Unis pour proposer un plan de sortie de crise au Liban. Sa marge de manœuvre est extrêmement limitée dans la mesure où son processus, s’appuyant sur la raison et la logique, ne trouve pas d’échos, dans les faits, chez les dirigeants du pays, et plus particulièrement chez ceux qui prétendent défendre les intérêts des chrétiens.
Les dirigeants libanais n’ont jamais été aptes à raisonner par eux-mêmes pour poser le problème et lui trouver des solutions. Ils étaient habitués, du temps de la présence syrienne au Liban, à se soumettre à des décisions qui leur étaient imposées. En définitive, Emmanuel Macron doit subir l’épreuve d’un dialogue interminable avec les politiciens libanais pour leur faire entendre raison et les amener à accepter sa feuille de route, seul processus apte à sortir le Liban de l’abîme où il se trouve. Il est condamné à poursuivre ses efforts pour contraindre ceux qui bloquent la formation d’un nouveau gouvernement à renoncer à leur jeu macabre visant à arracher des privilèges personnels au moment où le pays joue son existence et les drames humains se succèdent interminablement. À Macron revient la tâche d’aider le Liban à se réformer afin de le sauvegarder pour les générations futures.
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