
Un Libanais regarde son réfrigérateur vide à Beyrouth, en juin 2020. Anwar Amro/AFP
«Panem et circenses » (du pain et des jeux), la formule utilisée par les classes dominantes pour se prémunir contre la colère populaire, des plus pauvres notamment, est éprouvée depuis l’Antiquité. Et au Liban, le cirque politique en représentation depuis trois décennies ne manque pas de distraire nombre de politiciens, experts et plébéiens, avec son savant mélange de spectacles, de postures confessionnelles et, de temps en temps, un combat de gladiateurs dans les rues du pays. Si les numéros de ce cirque politique ont pu varier, une chose est demeurée constante, du moins jusqu’à présent : il y avait toujours assez de pain pour tout le monde. Or début février, le prix d’un grand sac de pain plat a encore été revu à la hausse – passant de 2 250 LL (contre 1 500 en juin 2019 et 2 000 en janvier) à 2 500 LL. Indissociable d’une politique gouvernementale d’austérité plus large – et perceptible notamment dans l’avant-projet de budget 2021 –, cette mesure n’est que la dernière d’une série de politiques menées par la « junte » politico-confessionnelle au pouvoir pour tenir compte du fait que le régime de subventions longtemps appliqué arrive maintenant à son terme. Avec un peu de chance, le cirque politique orchestré par Baabda, le Sérail et Aïn el-Tiné, sous les acclamations de leurs partisans respectifs, le sera aussi…
Système inefficace
Il est certain que le régime de subventions appliqué à des produits de base tels que le carburant, la farine et les médicaments (sans parler des subventions indirectes sur certains services) devait être remplacé. Et ce bien avant que la tempête parfaite générée par la crise financière, la pandémie de Covid-19 et le stockage de nitrate d’ammonium dans le port ne nous explose – littéralement – au visage. Les régimes de subventions générales et indiscriminées sont la politique de protection sociale préférée des dictateurs et des despotes nuisibles et paresseux qui pullulent dans notre région. Notamment parce que (jusqu’à récemment) ils pouvaient se permettre de couvrir ces subventions par la dette, les revenus du pétrole ou un mix des deux. De son côté, le Liban a prétendu pouvoir se permettre une politique non viable qui absorbait jusqu’à 30 à 40 % des dépenses publique chaque année, faisait gonfler la dette publique et permettait à la classe politique et à ses banques de perpétuer ce qui est désormais bien connu sous le terme de « schéma de Ponzi ».
Or non seulement le régime de subventions actuel constitue un gaspillage, mais il est intrinsèquement immoral : les programmes de subventions indiscriminées profitent implicitement et proportionnellement davantage aux catégories les plus riches de la société, dans la mesure où elles dépensent une part bien moindre de leur revenu pour des produits subventionnés. D’autant que certaines subventions concernent également des biens de consommation qui sont ensuite utilisés dans l’usage de produits destinés par nature aux personnes aisées. Bien sûr, les « petites gens » en bénéficient aussi, mais cela pèse fort peu au regard du coût de la corruption endémique qui caractérise souvent les programmes de subventions générales. Et c’est bien sûr particulièrement vrai au Liban – il suffit de songer au trafic de carburant vers la Syrie, par exemple. D’autant que le système des subventions déclenche souvent un cycle vicieux lorsque leur coût conduit à une crise de la dette, qui à son tour conduit à leur disparition et finit par supprimer la seule forme de soutien dont les pauvres bénéficiaient au départ. Cela vous rappelle-t-il quelque chose ? Il reste que désormais, la junte oligarchique au pouvoir, qui a profité du statu quo, semble prête à prendre des mesures politiques alternatives pour rendre les dépenses sociales plus durables ou utiles. Pendant des décennies, elle a résisté, et avec elle une grande partie de l’establishment bancaire, aux appels à une réforme du système fiscal et de la Sécurité sociale afin de mettre en place un système de protection sociale universel fondé sur des droits. Et cela reste d’ailleurs vrai : plutôt que de plancher sur cette piste, notre gouvernement lourdement endetté devrait contracter un nouveau prêt de la Banque mondiale (BM), d’un montant de 247 millions de dollars, pour mettre en œuvre un programme de transfert d’espèces ciblé, destiné à 786 000 Libanais sur trois ans.
Si ce type de programmes est loin d’être aussi néfaste que les programmes de subventions générales, ils ne remplacent pas la protection sociale universelle. En outre, le programme sera versé aux familles libanaises en livres libanaises – à des taux inférieurs à ceux du marché noir (à 6 240 LL/USD), tandis que le gouverneur devra rembourser la BM en dollars. Bien que des mesures soient prévues pour réduire la corruption et le clientélisme pendant la mise en œuvre du programme, il ne fait guère de doute que la classe politico-confessionnelle qui cherche à apaiser ses fidèles tentera de manipuler un système qui repose sur une méthode de ciblage par procuration (connu sous le label « proxy means testing ») et des données incomplètes. Si elle y parvient, le prêt ne servira au final qu’à renforcer le clientélisme au Liban, à endetter davantage le gouvernement et à devenir finalement une autre façade de la soi-disant politique de protection sociale du Liban. Mais il existe une autre solution.
Alternative
Selon nos calculs, le simple fait d’atteindre le potentiel de collecte des impôts moyen des pays à revenus moyens, similaires au Liban, pourrait générer 3,5 milliards de dollars supplémentaires par an. Le relèvement du taux d’imposition pour la tranche supérieure – qui passerait des modique 27 % actuels à 40 %, soit la norme dans l’OCDE – générerait 6,82 milliards de dollars supplémentaires par an. Cela serait déjà plus que suffisant pour financer la mise en œuvre d’un système de protection sociale universel. Et si des fonds supplémentaires sont nécessaires pour mettre en place ce système, on pourrait mettre en place un impôt ponctuel sur la fortune, dans lequel chaque pourcentage de taux de prélèvement rapporterait 2 milliards de dollars supplémentaires dans un pays où les 10 % les plus riches détiennent plus de 55 % du revenu national.
Affecter ces fonds à la protection sociale au lieu de continuer à financer un « schéma de Ponzi » nécessite un régime fiscal plus progressif, la levée du secret bancaire, le contrôle des capitaux et un sacrifice de la « junte » au pouvoir pour renoncer au spectacle des subventions pour la substance de la protection sociale. En effet, la classe dirigeante pourrait bientôt découvrir qu’une fois sortis du dernier confinement, la formule romaine ne sera plus tenable. Après tout, s’il n’y a pas de spectacle, les spectateurs et les artistes non rémunérés finissent par se retourner contre les maîtres du cirque.
Par Sami HALABI
Directeur des politiques publiques au sein du laboratoire d’idées Triangle.
Donc en résumé, la classe qui a constamment voté ses bourreaux (ou pas voter du tout, meme chose) vas devoir payer le prix maintenant?
12 h 53, le 17 février 2021