Ce n’est pas sous l’angle de la politique que je parlerai de Lokman Slim, mais sous celui de l’humanisme et de la culture qui ont marqué la Nahda ou « révolution culturelle arabe » comme l’appelle Samir Kassir. «L’utilité de l’inutile » est le titre du dernier essai-manifeste en faveur de l’humanisme universel publié par le philosophe italien Nuccio Ordine. En 2019, les éditions al-Jadid de Beyrouth, fondées par Lokman et sa sœur Rasha, ont pris soin de le traduire et de le publier en arabe (li wajhi ma la yalzam). Ce titre résonne aujourd’hui comme le testament personnel de l’humaniste. Suite à l’assassinat de ce grand intellectuel et citoyen, l’opinion publique a découvert l’intimité d’un milieu familial qui perpétue jusqu’à nos jours l’esprit de la Nahda, de cet « inutile indispensable » que sont la culture et l’esprit universel et que les villes du Caire et de Beyrouth ont fait émerger au XIXe siècle. À deux siècles de distance, il est difficile de ne pas mettre côte à côte la figure de Lokman Slim (1962-2021) et celle d’Ahmad Farès al-Chidiaq (1804-1887), deux modèles accomplis du sujet de la modernité : homme libre au savoir étendu, esprit universel, intellectuel engagé, citoyen soucieux du bien commun, piégé au milieu de l’Orient arabe par la dictature du groupe et des narcissismes identitaires meurtriers.
« À défaut de réformer la société, l’homme qui naissait ainsi de la Nahda lui avait imposé son existence », écrit Samir Kassir à propos d’Ahmad Farès al-Chidiaq dont la vie fut une incessante pérégrination d’un homme ne parvenant pas à se laisser diluer dans un groupe religieux. Maronite de naissance, il se convertit d’abord au protestantisme puis à l’islam. Était-il chrétien ? Était-il musulman ? Nul ne peut le deviner, y compris le cimetière ottoman de Hazmieh où sa dépouille mortelle repose. Il en est de même de Lokman, de père musulman et de mère chrétienne et dont la dépouille mortelle repose, sans cérémonie religieuse aucune, dans le jardin de la demeure familiale de Ghobeyri non loin de la sépulture de Chidiaq. La dépouille mortelle de Lokman, dans son jardin particulier, résume à elle toute seule la « libanité », l’identité d’une société déchiquetée par les dents des fauves qui ont dépecé le pays. Les larmes qui seront versées sur sa sépulture sont celles de l’unité politique que les groupes libanais criminels ont rendu impossible à réaliser.
Dans ce Liban meurtri, atomisé, morcelé, ruiné, détruit, dépecé par les hyènes confessionnelles, la dépouille mortelle de Lokman lance un témoignage vivant, d’une puissance inouïe. Elle clame la dignité de tout un chacun dans son humanité et non dans son identité confessionnelle. Libérée des chaînes sectaires, elle affirme que l’individualité charnelle du citoyen n’appartient pas à un groupe sectaire mais au sol d’une patrie commune. Non, cela n’est point de l’athéisme militant mais c’est l’affirmation d’une très noble spiritualité, celle de la fraternité humaine qui transcende les identités collectives.
De la tombe laïque de Farès à Hazmieh, à celle tout aussi laïque de Lokman à Ghobeyri, deux siècles qui chantent Beyrouth, la ville sans laquelle l’esprit de la Nahda n’aurait pas été. Sans la culture, sans l’humanisme, ni l’un ni l’autre n’aurait accédé à un tel degré d’humanité et ne seraient devenus ces citoyens exemplaires, ces grands rebelles face aux forces des ténèbres qui viennent d’abattre Lokman. Si l’homme est, à l’origine, un singe hominisé, c’est par la culture qu’il s’humanise petit à petit en s’individualisant au sein d’une famille, d’une société, d’une patrie dont il a le souci permanent.
Le message d’outre-tombe de Lokman Slim est celui de Hannah Arendt dénonçant l’illusion de pouvoir comprendre le totalitarisme : « Ce n’est heureusement pas vrai, dit-elle, car autrement notre situation serait sans espoir. » Le totalitarisme est irrationnel. On ne dialogue pas avec lui. Avec une grande confiance en soi, on lui dit « NON ».
Dire « NON » au totalitarisme du Hezbollah commence d’abord par le dire à soi-même. Il suffit de surmonter sa propre peur et tout deviendra possible. On pourra assourdir le ciel, la terre, l’enfer et le Hezbollah lui-même, avec le cri immense de la liberté et de la dignité de l’homme.
Mais pour cela, il faut faire appel à l’image de Lokman, aux trésors de la culture et de l’humanisme, c’est-à-dire à « l’utilité de l’inutile ».
commentaires (5)
Encore faut il que ces singes qui ont loupé le coche de l’hominisation comprennent le sens de toute la philosophie qui distingue par la pensée et la parole l’homme du singe. Ces barbares n’ont pas acquis la faculté de la parole et utilisent leur griffes et leurs crocs pour répondre à tout savoir et toute logique incapable de les comprendre, d’où leur frustration et leur vengeance primaire qui les caractérisent. Ça n’est pas en restant dans des grottes sous terraines, coupés de l’humanité qu’ils risquent d’être contaminés par la lumière que diffusent ces intellectuels pour les raisonner et les faire réfléchir.
Sissi zayyat
10 h 58, le 08 février 2021