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Centenaire Grand Liban : lecture sociétale

Cent ans de création littéraire

Cent ans de création littéraire

Nadia Tuéni, l’un des grands noms de poésie libanaise francophone.

Cent ans depuis la proclamation du Grand Liban par le général Gouraud… Un siècle pour rien, peut-être, sur le plan politique quand on voit l’état de délabrement avancé du pays du Cèdre, mais un siècle étonnamment fécond sur le plan littéraire.

Renouveau

L’année 1920 constitue en effet un tournant dans la vie culturelle du Liban, en ce qu’elle a permis une relance artistique et littéraire après la tragédie de la Grande Guerre, marquée par une famine impitoyable au Mont-Liban, et après quatre siècles d’une occupation ottomane qui a bridé la liberté d’expression et conduit à la potence plusieurs journalistes et intellectuels nationalistes, sans compter l’interdiction décrétée par les sultans ottomans d’imprimer des textes en caractères arabes dans l’empire.

Certes, la Nahda qui a vu le jour à la fin du XIXe siècle a contribué à dépoussiérer la littérature arabe et provoqué une véritable renaissance des lettres, notamment en Égypte, en Syrie et au Liban, mais cette renaissance a connu un dynamisme grandissant à partir de la naissance du Grand Liban qui a mis en valeur l’identité libanaise et défini un cadre national susceptible de fédérer les talents et de mieux canaliser les énergies – en dépit d’un courant contraire prônant la création d’une Grande Syrie unifiée.

Sous le mandat

Le mandat français, sous l’empire duquel l’État du Grand Liban a été proclamé, a développé le secteur éducatif, encouragé le théâtre en invitant de nombreuses troupes parisiennes, dont celle de la Comédie-Française, à venir se produire à Beyrouth, notamment au Grand Théâtre achevé en 1927, et autorisé la création de plusieurs périodiques d’expression arabe ou française comme al-Maarad (1921) de Michel Zaccour, ad-Dabbour, journal satirique fondé en 1922 par Youssef Moukarzel, L’Orient (1924) de Georges Naccache, Le Jour (1934) de Michel Chiha, an-Nahar (1933) de Gebran Tuéni, La Revue du Liban (1928) ou Le Commerce du Levant (1929) pour ne citer qu’eux, tout en maintenant une censure implacable.

La francophonie, déjà présente bien avant le mandat grâce aux journalistes et écrivains Chucri Ganem, Khalil Ganem, Nadra Moutran ou Khairallah Khairallah qui publiaient des articles politiques dans la presse française, et aux missions religieuses qui ont propagé la langue de Molière dans les écoles du Mont-Liban, a alors connu un essor considérable, illustré par l’éclosion du roman d’expression française grâce à trois femmes : Eveline Bustros, Amy Kheir et Jeanne Arcache, et par l’action culturelle entreprise par l’homme d’affaires et poète Charles Corm qui a créé La Revue Phénicienne et une maison d’édition qui a publié les œuvres de son fondateur, dont La Montagne inspirée (1934), et celles d’un grand nombre d’écrivains francophones comme Hector Klat, Michel Chiha ou Élie Tyane.

Promoteur du « libanisme phénicien » qui postule le retour à l’histoire pour mettre en valeur les racines phéniciennes du Liban, Charles Corm a cherché à se démarquer de l’héritage arabe revendiqué par le panarabisme. Cette mouvance a d’ailleurs inspiré un autre grand poète, Saïd Akl, dont l’œuvre est également nourrie de références au passé phénicien et qui, en prose comme en vers, a toujours insisté sur le rôle civilisateur du Liban.

Certes, la production littéraire francophone sous le mandat français a été riche, mais elle est demeurée assez classique sur le plan formel. Seuls Georges Schéhadé et Fouad Abi Zeid ont osé s’affranchir des contraintes métriques et adopter une écriture résolument moderne.

En parallèle, la littérature libanaise d’expression arabe a évolué grâce à des valeurs sûres comme Amin Nakhlé, Chibli Mallat, Omar Fakhoury, Abdallah Ghanem, Fouad Sleiman, Youssef Ghossoub, al-Akhtal al-Sagir, Khalil Moutran ou Fouad Ephrem Boustani, mais aussi grâce aux journaux qui, comme al-Maarad, accueillaient les meilleures plumes locales, ou sous l’impulsion d’une pléiade d’écrivains émigrés (al-Mahjar) comme Amin Rihani, Gibran Khalil Gibran, Mikhaïl Naimeh ou Élia Abou Madi, fondateurs à New York de la Ligue de la Plume (al-Rabita al-Kalamiya) qui appelait à l’émancipation des lettres arabes. Aussi l’influence de la littérature française a-t-elle été patente, comme en témoignent les écrits d’Élias Abou Chabaké, dont le recueil Les Vipères du Paradis est inspiré des Fleurs du mal de Baudelaire, les vers d’Adib Mazhar et de Saïd Akl, influencés par le symbolisme, ou encore les poèmes de Salah Labaki, marqués par le romantisme...

« La Belle Époque »

L’époque allant de l’indépendance (1943) à 1975 aura été pour le Liban une ère de prospérité, d’insouciance et de créativité, stimulée par le cosmopolitisme de la capitale, les clivages idéologiques et le bouillonnement d’une gauche militante.

C’est à cette période que le théâtre libanais a connu ses plus belles heures, que des périodiques culturels comme L’Orient Littéraire dirigé par Salah Stétié, al-Makchouf de Fouad Hobeiche, al-Jarida de Rouchdi Maalouf et al-Adab de Souheil Idriss ont vu le jour, et que le Cénacle libanais, animé par Michel Asmar, a donné la parole à d’éminents conférenciers locaux et internationaux.

C’est à cette période aussi qu’on a assisté au renouveau du roman libanais arabophone, jusque-là supplanté par la poésie et par les nouvelles saisissantes de Maroun Abboud ou Mikhaïl Naimeh. Grâce à Toufic Youssef Awad, auteur de Tawahin Beyrouth (Dans les meules de Beyrouth), Khalil Takieddine, Fouad Kanaan ou Leila Baalbaki, le roman s’est enfin imposé dans le paysage littéraire libanais comme un genre à part entière, capable de véhiculer les idées les plus hardies, sans s’aventurer pour autant sur les terrains du polar et de la science-fiction, encore inexplorés.

La poésie libanaise d’expression arabe n’a pas été en reste et s’est également modernisée durant cette époque, notamment à travers la revue Chi’r, fondée en 1957, qui a réuni des auteurs aux écrits novateurs comme Adonis, Chawki Abi-Chacra, Fouad Rafqa, Khalil Haoui ou Ounsi el-Hajj – dont le recueil Lann fait l’éloge du poème en prose.

En français, le roman libanais s’est requinqué grâce à Farjallah Haik, auteur d’une trilogie sur la vie rurale et d’écrits audacieux comme Joumana. Dans un style imagé et foisonnant, cet auteur remarquable aura su explorer toutes les contradictions de la société libanaise. En poésie, Vénus Khoury-Ghata, Andrée Chedid, Salah Stétié, Fouad Gabriel Naffah ou Etel Adnan ont poursuivi leur parcours littéraire où liberté formelle et recherche du sens cohabitent harmonieusement...

Guerre et paix

Pendant la guerre dite « civile » (1975-1990), la littérature libanaise est demeurée bien vivante grâce à des romanciers francophones, comme Amin Maalouf et Dominique Eddé, ou arabophones comme Élias Khoury, Hanane el-Cheikh, Hassan Daoud, Rachid al-Daïf, Hoda Barakat, Najwa Barakat ou Youssef Bazzi. Selon Élias Khoury, « la guerre a permis paradoxalement la naissance du roman arabe libanais parce qu’elle a cassé tous les tabous et ouvert le champ à la narration »...

La paix revenue, ces auteurs ont été rejoints par une cohorte de nouveaux romanciers comme Charif Majdalani, Rabee Jaber ou Jabbour Douaihy, et par un contingent anglo-saxon composé de Rawi Hage, Nassim Taleb, Rabih Alameddine ou Raymond Khoury. En 1993, Amin Maalouf a décroché le prix Goncourt pour son roman 

Le Rocher de Tanios ; en 2011, il a été élu à l’Académie française, démontrant ainsi l’apport du Liban à la francophonie dont le président Charles Hélou aura été, jusqu’à sa mort, l’un des plus ardents promoteurs.

Quant à la poésie, elle s’est définitivement inscrite dans la modernité avec les œuvres de Abdo Wazen, Issa Makhlouf, Hassan Abdallah, Joseph Sayegh, Robert Ghanem, Abbas Baydoun, Akl Awit, Joumana Haddad, Joseph Harb, Henri Zogheib et Mohamed Ali Chamseddine, en arabe, ou celles de Nadia Tuéni, Marwan Hoss, Michel Cassir, Antoine Boulad, Nohad Salamé ou Jad Hatem en français.

L’exception libanaise

Aujourd’hui, la littérature libanaise se trouve à l’avant-garde de la littérature arabe et aborde volontiers des sujets actuels ou sulfureux comme le fanatisme religieux, la guerre, la condition de la femme ou l’exil. En un siècle, elle s’est bâti une vraie identité. Elle est désormais singulière et variée à la fois – on parle à cet égard d’« exception libanaise » –, trilingue, moderne et engagée. En arabe, elle se caractérise par la fluidité du style, libéré du carcan du classicisme ; par une rigueur dans l’écriture, hélas introuvable chez nombre d’auteurs de la région ; et par une ouverture certaine sur le monde extérieur, avec une influence du roman français, russe, américain ou sud-américain. Elle n’a pas hésité à adopter, tant dans le roman que dans la poésie et le théâtre, le parler libanais (ou arabe dialectal) dans un souci de réalisme ou comme affirmation de l’identité libanaise. Elle s’est enfin enrichie de l’apport d’auteurs vivant à l’étranger, y compris ceux de la diaspora, comme Milton Hatoum ou Wajdi Mouawad dont les pièces exigeantes ont conquis un vaste public au Canada, en France et ailleurs...

À l’heure où la culture libanaise est malmenée, où l’État est aux abonnés absents et où l’édition et la presse agonisent, quel avenir pour notre littérature au cours du prochain siècle ? Le numérique forcera certainement écrivains, éditeurs et journalistes à s’adapter à de nouveaux modes d’écriture et de diffusion. Mais quoi qu’il arrive, il nous faudra garder toujours allumée la flamme de la liberté sans laquelle le Liban perdrait sa raison d’être.

Alexandre NAJJAR

Avocat et écrivain, responsable de « L’Orient Littéraire »

Cent ans depuis la proclamation du Grand Liban par le général Gouraud… Un siècle pour rien, peut-être, sur le plan politique quand on voit l’état de délabrement avancé du pays du Cèdre, mais un siècle étonnamment fécond sur le plan littéraire.RenouveauL’année 1920 constitue en effet un tournant dans la vie culturelle du Liban, en ce qu’elle a permis une relance artistique et...