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Centenaire Grand Liban : lecture politique

Comment sauvegarder le « Grand Liban » ?

Comment sauvegarder le « Grand Liban » ?

En 1983, la conférence de dialogue national réunie à Genève, sous l’égide de la Ligue arabe : le Liban restera un pays d’équilibre entre toutes ses composantes nationales. (« Liban, le siècle en images », éditions Dar an-Nahar).

« ... Et il les a aidés à construire des églises et des couvents, pour achever le plan de ses ancêtres. »

(Tiré de la description du père Ignace al-Khoury du cheikh Bachir Joumblatt, 1775-1825).

Un « jubilé » en sciences humaines est la commémoration du passage d’un temps précis sur un événement personnel ou public, au cours duquel un individu ou un groupe se souvient de l’événement fondateur, afin de tirer les leçons du passé et d’anticiper l’avenir. Quant aux célébrations du premier centenaire de la déclaration de l’État du «Grand Liban », même si elles semblent tristes et moroses en raison des récentes tragédies qui ont frappé le pays, elles n’en constituent pas moins pour nous l’occasion de lire l’avenir à travers les yeux du passé et du présent.

Le philosophe Emmanuel Levinas souligne dans son livre De Dieu qui vient à l’idée que se souvenir en philosophie est « la seule force qui garantit l’unité de l’être ». Par conséquent, si nous désirons la continuité de la nation, nous, en tant que Libanais, devons-nous nous souvenir de ce que le pape saint Jean-Paul II a déclaré un jour, en y méditant : « Le Liban est plus qu’un pays: c’est un message de liberté et un exemple de pluralisme pour l’Orient comme pour l’Occident ! »

Oui ! C’est se tromper énormément que de penser que le Grand Liban, sous sa forme pluraliste, n’est que le résultat de changements politiques et de plans internationaux. Bien que des facteurs internes et externes aient contribué à la naissance du Grand Liban à la suite de l’effondrement de l’Empire ottoman, le Grand Liban est l’image complète du véritable Liban, qui est, « depuis sa création, le siège et le théâtre des cultures », comme le souligne le philosophe René Habachi, et « le lieu de prédilection de toutes les langues, religions et races », selon Édouard Saab.

Les historiens et les penseurs, dont Philippe Hitti, Youssef al-Hourani et Pierre Rondot, attribuent cette caractéristique de diversité à la nature brutale des terres du Liban ainsi qu’à la multiplicité de ses adversaires, de sorte qu’à travers les âges, ce pays a formé un refuge et une destination pour ceux qui recherchaient des moyens de subsistance, l’attachement au culte et à la liberté. Ce fut particulièrement le cas de ceux qui violaient les croyances religieuses de leur groupe. De plus, la petite superficie du pays a permis à tous ses habitants de se retrouver et de se côtoyer. Le Liban est ainsi devenu, selon Kamal Joumblatt, « l’Orient en miniature ».

Ce rapprochement entre les habitants du Liban s’est poursuivi au cours des siècles, car la vie de l’être humain et de la communauté est un processus continu d’expériences individuelles et communautaires basées sur des constantes spatiales et temporelles héritées des ancêtres. Les caractéristiques de ce rapprochement sont devenues plus claires après la rencontre entre les communautés maronite et druze, suite à leur implantation dans le nord et le sud du Liban, entre les VIIe et Xe siècles après J.-C.

La naissance du Liban moderne

Ainsi, de cette rencontre entre le processus historique maronite et le processus historique druze est née l’entité libanaise, selon l’historien Kamal al-Salibi. En effet, le Liban moderne est né, comme le dit le père Michel Hayek, précisément à l’époque de la dynastie des Maan, lorsque «les maronites ont tendu la main aux princes druzes pour délimiter les frontières du Liban actuel ». Et de noter que « la première charte libanaise remonte à cette époque ».

Par conséquent, le Grand Liban, né en 1920, a certes changé la démographie et la géographie du pays ainsi que l’équation politique de maronite-druze à maronite-sunnite, mais il n’en reste pas moins qu’il était une continuation et une extension du Liban-message puisqu’il émanait, selon Hayek, d’une charte non écrite entre des communautés qui ont décidé de vivre ensemble la liberté et l’indépendance en partageant les meilleures traditions de l’Orient et de l’Occident.

Aujourd’hui, cent ans après la naissance du Grand Liban, la question demeure : le Grand Liban, sous sa forme pluraliste, persistera-t-il ? Est-il en bon état ? A-t-il réussi à construire l’État, à assurer sa croissance et sa prospérité ? Quelle est la solution, sachant que les crises et les conflits s’enchaînent jour après jour ?

Dans son livre Sur l’identité historique du Liban, Mgr Antoine Hamid Mourani décrit l’identité du Liban comme une identité qui n’est pas statique, mais qui grandit et se développe à travers les crises. En d’autres termes, les crises ne sont pas un facteur de menace, mais plutôt un facteur de cristallisation qui polit cette identité dans un processus historique.

Il est vrai que les crises qui se sont produites au Liban tout au long de son histoire étaient des crises existentielles, dues au conflit des différentes communautés religieuses et ethniques ainsi qu’aux interférences extérieures. Cependant, la solution à ces crises a toujours été réalisée avec le pouvoir de la mémoire, c’est-à-dire en retournant au passé. L’histoire libanaise n’est rien d’autre qu’une histoire de dialogue et de coexistence, comme le souligne Georges Corm dans son livre Le Liban contemporain : « L’histoire du Liban se déroule toujours à plusieurs niveaux : les sectes, l’histoire des familles, l’histoire de l’entité et ses transformations. Sa complexité est donc très subtile ; la simplification et la généralisation sont impossibles. »

Le concept de résistance

Par conséquent, le premier centenaire de la déclaration du Grand Liban constitue une occasion de se souvenir de l’événement fondateur afin d’activer et de restaurer l’identité nationale, car le passé est fortement rappelé, présent et actif. L’événement fondateur ne s’arrête pas à la déclaration du général Gouraud sur l’État du Grand Liban. Il s’agit plutôt d’un événement enraciné dans le passé, et la base de cet événement est la coexistence qui a caractérisé le Liban depuis l’Antiquité, à travers l’ère des deux émirats maanite et chéhabite, jusqu’à nos jours.

Cependant, il ne faut pas s’arrêter au concept de coexistence dans son sens simple et reconnu, qui est la vie basée sur les échanges sociaux, économiques et commerciaux, ce qui est un modèle incomplet et faible de coexistence qui a conduit à davantage de conflits et de secousses, tels que les massacres de 1860 et la récente guerre libanaise, qui n’était pas seulement la guerre des autres sur notre terre ; au contraire, il est nécessaire d’être à la hauteur du concept de coexistence dans son sens le plus profond... Comment cela est-il possible ?

Le philosophe et théologien Jean Vanier, après avoir vécu une longue période de vie communautaire, a écrit qu’il ne suffit pas pour une communauté d’avoir un désir de coexistence, mais plutôt d’avoir un projet commun qui réponde à ce désir dans un engagement historique. Ainsi, si nous voulons préserver le Grand Liban, nous devons nous élever au niveau du sens contenu dans l’expression « coexistence ». Autrement dit, nous devons transformer ce concept et le développer de l’abstrait au réaliste ou du théorique au scientifique. Cela ne se fera qu’en pratique. La pratique, selon Vanier, est de définir le travail que le groupe doit faire et ce que le groupe veut qu’il soit. C’est-à-dire que les gens définissent leurs objectifs et clarifient le but de leur réunion, de manière que les conflits et les tensions issus souvent de la non-expression des aspirations de chacun ne surgissent pas entre eux.

Retour à l’esprit de diversité

Le Grand Liban est aujourd’hui dans une situation désastreuse et à la croisée des chemins. Il est urgent de passer du stade du désir de vivre ensemble au stade de la réalisation et de la mise en œuvre de cette coexistence, car le désir de coexistence ne suffit pas. Pour y parvenir, nous devons d’abord revenir aux racines et à l’authenticité de notre identité, c’est-à-dire à l’esprit de diversité, de pluralisme et de dialogue qui caractérise ce pays, qui réside spécifiquement dans son histoire et qui a été codifié dans le pacte national de 1943, dans le document d’entente nationale (l’accord de Taëf) de 1989 et dans la Constitution naissante de la République libanaise de l’accord de Taëf en 1990.

C’est après cette étape qu’il sera possible de s’asseoir à la table de dialogue et de faire de ces textes une lecture contemporaine qui simule la réalité actuelle du pays, après que les partenaires eurent défini leurs objectifs, besoins, désirs et aspirations nationales qui ne devraient pas être abolitionnistes. En d’autres termes, il faudrait éviter qu’une certaine communauté cherche à exclure une autre communauté, ou à l’exclure de la participation au gouvernement, ou à l’intimider par la force des armes ou la logique de la majorité.

La guerre libanaise entre les années 1975 et 1990 ainsi que les conflits et batailles armés entre chrétiens et druzes ont prouvé que les combats entre les frères dans la patrie n’aboutissent à aucun gagnant, mais conduisent plutôt à une perte pour tout le monde.

Donc, il n’y a pas d’objection à s’asseoir à la table du dialogue, mais après avoir isolé les armes de l’équation, car il n’est pas possible de mener un dialogue sur le système politique à la lumière d’un déséquilibre des pouvoirs. Par conséquent, cela nous oblige d’abord à mettre en œuvre la Constitution et le pacte, puis à rechercher des amendements alternatifs. Nous sommes contre le changement qui résulte d’un déséquilibre au niveau des pouvoirs, car le Liban est gouverné par la force de l’équilibre et non par l’équilibre des forces.

Unité dans la diversité

Oui ! Le Liban était et restera un pays d’équilibre entre toutes ses composantes nationales, y compris les communautés et les groupes, et toute lacune au niveau de l’équation de la coexistence ou de l’équation de « l’unité dans la diversité » équivaut à la destruction du Liban-message ainsi que de sa formule pluraliste. Peut-être les druzes nous en donneront-ils un exemple, en prenant conscience de ce fait et en suivant cette équation, puisqu’ils se sont installés dans les montagnes et les vallées du Liban, de même qu’ils étaient émirs de cette montagne et ont admis le «Grand Liban ». Leur histoire ancienne témoigne que leurs guerres ne visaient qu’à survivre et à défendre un Liban diversifié et pluriel, comme le disait le Père Youakim Moubarak qui soulignait que la communauté druze a prouvé sa capacité à s’ouvrir et a toujours démontré son grand esprit de solidarité.

Aujourd’hui, cent ans après la naissance du Grand Liban, et à la lumière de la crise actuelle, qui sera le pôle national fédérateur qui appellera à un dialogue libano-libanais sincère et transparent ? Quels sont les pôles politiques représentant les communautés et les partis qui s’engageront à passer du désir de coexistence à un engagement à son égard, loin des dépendances extérieures et des ambitions expansionnistes d’une communauté au détriment d’une autre ? Et quand les Libanais réaliseront-ils que la vraie coexistence est le garant de la construction d’un État civil moderne basé sur des systèmes constitutionnels et des institutions administratives ?

« L’aventure valait la peine d’être essayée », dit Kamal Joumblatt, et « il n’y a pas d’émergence de l’État sauf avec le consensus de ses groupes, un consensus solide basé sur des structures cohérentes qui donnent équilibre et dynamisme à ses institutions », explique l’orateur romain, philosophe et écrivain Cicéron...

Alors, prenons un risque cette fois et essayons, car le danger réside dans la disparition de l’État libanais, comme l’a récemment prévenu Jean-Yves Le Drian, ministre des Affaires étrangères de la France... Et tout le monde sait que « si le Liban disparaît, c’est la civilisation qui recule », selon Kurt Waldheim, secrétaire général des Nations unies entre 1972 et 1981.

Le Grand Liban est en danger, et la seule occasion de le revitaliser et de le redresser ne sera pas efficiente sans un retour aux origines, à l’unité dans la diversité, c’est-à-dire au langage du dialogue entre tous les segments et groupes de la nation, de manière à respecter les droits de chaque communauté et à appliquer le concept de coexistence et d’engagement... C’est alors, seulement, que la communauté garantira son unité et sa pérennité, redessinant la véritable identité du Liban, une identité qui grandit et se développe à travers les crises.

Abbas HALABI

Magistrat

« ... Et il les a aidés à construire des églises et des couvents, pour achever le plan de ses ancêtres. »(Tiré de la description du père Ignace al-Khoury du cheikh Bachir Joumblatt, 1775-1825).Un « jubilé » en sciences humaines est la commémoration du passage d’un temps précis sur un événement personnel ou public, au cours duquel un individu ou un groupe se souvient de...