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Lifestyle - La carte du tendre

Les cigales, les Chiclets et l’épicier

Les cigales, les Chiclets et l’épicier

Un enfant achète des bonbons chez un épicier au milieu des années 1960. Coll. Georges Boustany

S’il fallait recenser ce qui n’a pas changé au Liban depuis un siècle, le dekkengé ou épicier du quartier figurerait en tête de liste. C’est donc avec une émotion mêlée de nostalgie et de reconnaissance que nous lui rendons visite aujourd’hui.

Le local est exigu, deux à trois mètres de façade sur trois à quatre de profondeur, y compris un espace minuscule réservé au gérant, mais on y trouve tout le nécessaire pour les besoins quotidiens : comme les capsules temporelles, les photos prises chez les épiciers permettent de reconstituer le hit-parade des produits les plus consommés. Dans cette boutique du milieu des années soixante, voici donc, sur le comptoir, des œufs frais dans leur carton ; sur l’étagère arrière, du ketchup, de la sauce HP, de la mayonnaise, des confitures industrielles, du miel, et tout en haut des whiskys. Pour les enfants, il y a du Tang, ce jus d’orange ou de citron en poudre dont le goût s’imprimera dans leur mémoire pour le restant de leurs jours. Et puis les incontournables Chiclets, déclinés en saveurs peppermint, tutti frutti ou mastic. Sur l’étagère de droite, on distingue des balais fins, du sucre, des boîtes de hot dog et surtout de la Végétaline, largement utilisée par nos grands-mères, et dont les récipients feront de parfaits pots de fleurs. Dans la pénombre de l’arrière-boutique sont disposés des paquets de lessive Tide, des rouleaux de papier toilette, des serviettes jetables et des boîtes de conserve non identifiables.

Au centre, il y a un sac dans les mains du petit garçon : on pense de prime abord à des zhourat, ces mélanges de feuilles et de fleurs séchées qui donnent de délicieuses tisanes, mais attention aux anachronismes ! Si l’enfant a l’air aux anges, c’est parce que ces sacs, judicieusement placés à la portée des petits, contiennent des sucreries artificielles de toutes saveurs dans des emballages multicolores. Leur prix modique permet aux parents d’arracher des sourires à leur progéniture ; la facture viendra plus tard chez le dentiste.

À gauche, dans une vitrine de frigo, il y a la charcuterie, avec le jambon et l’inévitable mortadelle, les fromages : kachkaval, halloum, gruyère avec des trous, gouda. L’épicier pourra à cette occasion vous proposer, pour quelques piastres, un sandwich de sa confection, passant directement de la manipulation de l’argent à celle du beurre, du jambon, des cornichons et du fromage. À l’époque, c’était comme ça et c’était bon.

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La petite fille en rouge

Sur le bureau de l’épicier, le téléphone de bakélite noir à cadran est posé sur une annonce pour les lames de rasoir Gillette. Une autre annonce propose du cirage blanc liquide Kiwi. Très sérieux et feignant d’ignorer le photographe, l’épicier moustachu est en train de noter les achats et de faire ses calculs. Dans sa main gauche, une cigarette éteinte témoigne d’un certain respect du client.

Tout ceci donne au final un cocktail d’odeurs qui se retrouve dans toutes les épiceries jusqu’à nos jours : un mélange de savons et détergents, d’épices, de carton, de jute, de tabac froid, de produits frais, de moisissure et aussi de crasse, car il est illusoire de lutter contre la poussière dans ce boxon. L’épicier lavera en revanche son morceau de trottoir à grande eau, afin de maintenir une devanture toujours propre et marquer, du même coup, son territoire.

L’âme de la ville

Il n’est pas très riche, notre épicier, tout juste sait-il lire, écrire et évidemment faire des calculs. Avec les médecins, il partage une écriture innommable : mieux vaut ne pas essayer de déchiffrer la facture hebdomadaire, souvent griffonnée sur du carton de cigarettes, et de toute manière personne ne discute les prix : il y a entre lui et ses clients une relation de confiance qui remonte à son installation dans le quartier, il y a des lustres de cela. À de rares exceptions près, un épicier restera à la même place toute une vie : pas d’ascension sociale, pas de succursale à ouvrir, pas d’innovation et encore moins de révolution dans ce métier intemporel. Finalement, à part le téléphone, on peut imaginer que cette épicerie existe toujours en l’état avec les mêmes produits (et quelques zéros en plus dans les prix).

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Le temps retrouvé

Que feraient les Libanais, peuple de cigales, sans l’épicier ? Il semble toujours ouvert, que ce soit avant l’aube ou à minuit. Il répond à toute heure aux besoins les plus insolites, à tel point qu’on oublie qu’il a une vie et une famille. Son existence a été tranquille durant des décennies, avant l’ère des turbulences inaugurée en 1975. L’épicier a dû par la suite essuyer les chutes d’obus inattendues, et ce n’est pas une mince affaire lorsqu’on est logé à même la chaussée. Sans parler des snipers. Il a dû affronter les difficultés d’approvisionnement avec les fermetures de points de passage et les blocus, avant de subir l’ère de l’inflation. Pour ces pères de famille dont le seul but dans la vie était d’offrir des études à leurs enfants afin qu’ils ne finissent pas dans une épicerie à leur tour, la chute de la livre libanaise aura été destructrice. Et avec l’après-guerre, les grandes surfaces et la gentrification tailleront des coupes claires dans la profession.

Ceux qui survivent doivent aujourd’hui faire face à la mode des supérettes, leur concurrent le plus sérieux. Mais par un curieux retour des choses, depuis l’épidémie de Covid-19 et les confinements, l’épicier est redevenu le dépanneur de la famille, le voisin et ami qui ne vous laissera jamais tomber et qui vous livrera de ses propres mains, avec mille attentions, et sans jamais réclamer son dû. À nouveau confronté à la destruction du pouvoir d’achat et de la pierre, il est aujourd’hui celui qu’il faut sauver pour préserver ce qui nous reste d’authenticité, sous peine de se retrouver dans des quartiers dortoirs. Les épiciers sont en quelque sorte l’âme et la mémoire d’une ville qui a perdu la tête.

Auteur d’« Avant d’oublier » (les éditions « L’Orient-Le Jour »), Georges Boustany vous emmène, toutes les deux semaines, visiter le Liban du siècle dernier à travers une photographie de sa collection. Un voyage entre nostalgie et émotion, à la découverte d’un pays disparu.

S’il fallait recenser ce qui n’a pas changé au Liban depuis un siècle, le dekkengé ou épicier du quartier figurerait en tête de liste. C’est donc avec une émotion mêlée de nostalgie et de reconnaissance que nous lui rendons visite aujourd’hui.Le local est exigu, deux à trois mètres de façade sur trois à quatre de profondeur, y compris un espace minuscule réservé au gérant,...

commentaires (12)

Entièrement d’accord pour perpétuer ces coutumes qui profitaient à des libanais qui se connaissaient et se reconnaissaient, et prenaient le temps de prendre des nouvelles de la famille en sirotant un Coca Cola dans ces épiceries qui étaient un lieu convivial dans un quartier avant l’arrivée de ces intrus qui nous gratifient de leur chlonak. Mou?...le folklore en prend un coup et ça casse l’ambiance.

Sissi zayyat

11 h 20, le 08 février 2021

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Commentaires (12)

  • Entièrement d’accord pour perpétuer ces coutumes qui profitaient à des libanais qui se connaissaient et se reconnaissaient, et prenaient le temps de prendre des nouvelles de la famille en sirotant un Coca Cola dans ces épiceries qui étaient un lieu convivial dans un quartier avant l’arrivée de ces intrus qui nous gratifient de leur chlonak. Mou?...le folklore en prend un coup et ça casse l’ambiance.

    Sissi zayyat

    11 h 20, le 08 février 2021

  • plus que parfait!

    ouloudjian nazareth

    21 h 31, le 07 février 2021

  • Mais vous oubliez aussi de rapporter un des détails les plus drôles et folkloriques de la dekkane: la fameuse « salleh ». ce panier d’osier que l’on faisait tomber au bout d’une corde de tous les étages des immeubles alentour en hurlant à Abou-Nabil du balcon où en écrivant la commande: c’était l’ancêtre du service à domicile...Possible que le dekkanje redevient à la mode à cause de la pandémie, mais ce n’est plus la même chose: il a perdu de son charme et le cœur n’y est plus!

    Saliba Nouhad

    16 h 50, le 07 février 2021

  • 100% vrai

    LE FRANCOPHONE

    13 h 42, le 07 février 2021

  • Remarquable. Merci

    Bassam Youssef

    12 h 09, le 07 février 2021

  • Heureusement que nous ne lisons pas que des mauvaises nouvelles. Entre la nouvelle nous apprenant l’assassinat politique d’un intellectuel à l’esprit libre, celle d’une épouse innocente abattue par un mari enragé et celle par laquelle nous découvrons une fois de plus la preuve d’un système de justice politisé, partial et sectaire, incapable de dévoiler la vérité sur une explosion meurtrière - qui a détruit une partie de notre capitale, causé la mort de plus de 200 personnes et qui a fait plusieurs milliers de blessés - se glisse discrètement la rubrique La carte du tendre dont l’auteur réussit souvent à relever le défi de nous faire sourire et parfois même de faire monter l’eau du cœur à nos yeux mais toujours à nous charmer par l’élégance de sa plume. Quel beau changement que vous nous donnez, M. Boustany, par rapport à la violence et la vulgarité de la place publique! Merci.

    Hippolyte

    09 h 44, le 07 février 2021

  • Bravo! Magnifiquement écrit (une fois de plus)!

    Abdallah Charles

    06 h 23, le 07 février 2021

  • Ah oui, la facture hebdomadaire. Au temps pour moi.

    M.E

    01 h 27, le 07 février 2021

  • J'adore vos articles et spécialement celui-ci car il me donne l'occasion de faire mon intéressant en portant à votre attention ce qui me semble être un oubli de taille dans votre évocation: le cahier. Mais oui, il est plus que probable que celui-ci servait à consigner les ventes à crédit (3al 7seb) et qui a toujours été un élément fondamental de l'activité du dekkengé.

    M.E

    01 h 25, le 07 février 2021

  • En regardant attentivement la photo agrandie, le pot de mayonnaise est de la marque KRAFT, le ketchup LYBBIES, le couvercle des pots de confiture sont identiques à celle des confitures de la marque BONNE MAMAN. Sur les étagères de droite, les boites de saucisses sont probablement celle de la marque ZWANN.Enfin, les balais de fabrication libanaise (sans jeux de mots) sont de nos jours encore en vente chez l'épicier du coin et de forme identique.

    DJACK

    18 h 37, le 06 février 2021

  • Merci à la rédaction de L'OLJ et à Mr Georges Boustany pour ses articles qui sont (pour être court) un régal !

    DJACK

    18 h 21, le 06 février 2021

  • Une mauvaise evolution c'est que de nos jours on fait "delivery" et il faut commander tout par internet au lieu de visiter les petits magasins du quartier ... Pourtant la photo montre aussi beaucoup d'objets qui en 1960 peut-etre etaient considere comme modernes.

    Stes David

    12 h 21, le 06 février 2021

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