Critiques littéraires Nouvelles

Après Hitler

Après Hitler

© Alexandre Marchi

Fantaisie allemande de Philippe Claudel, Stock, 2020, 120 p.

Le nouveau livre de Philippe Claudel, Fantaisie allemande, se compose de cinq nouvelles ayant pour cadre l'Allemagne de l'après-guerre, ce pays pour lequel l'auteur, natif de Lorraine, développe, comme il le dit dans sa postface très éclairante, un rapport « d'attirance et d'effroi », termes qui renvoient à cette citation de Thomas Bernhard placée en début du livre : « L'Allemagne a une haleine de gouffre. »

Ce gouffre, chacune de ces nouvelles l'illustre à sa façon. Elles sont les pièces d'un puzzle qui, assemblées les unes aux autres, finissent par constituer un véritable roman. Plutôt une « fantaisie », explique Claudel, c'est-à-dire, selon sa définition, une œuvre dominée par la subjectivité de l'auteur. Certes.

Mais Phantasie en allemand désigne également l'imagination ; et de fait, ce livre excite singulièrement celle du lecteur obligé de remplir lui-même « les trous narratifs » que laissent les textes entre eux.

Dans « Ein Mann » (« Un homme »), un soldat frigorifié et blessé, réfugié dans une forêt, se cache des Russes. Il songe à son passé par fragments. Il se demande s'il est coupable d’avoir obéi ou ne pas avoir désobéi ; s'il l'est davantage que son camarade Viktor, un homme qui s'amusait au camp à jeter des épluchures aux prisonniers pour qu'ils s'entretuent. Qui est ce Viktor ?

Son nom réapparaît dans « Sex und Linden » (allusion à l'allée Unter den Linden à Berlin ?). Le narrateur, un vieillard de quatre-vingt-dix ans, se remémore son dépucelage intervenu juste après la guerre, lors d'un concert classique donné dans le parc de la ville « un des rares lieux (...) que la guerre a épargnés ». Tandis que l’orchestre joue une musique de Haydn, une femme mystérieuse, assise à ses côtés, se donne à lui sous les tilleuls en l'appelant Viktor. Le jeune homme lui ressemble donc : est-il son fils ? On ne le saura jamais. L’inconnue disparaît. Chacune de ces pages respire la nostalgie et le romantisme, fondamentaux de la poésie allemande.

Autre décor, autrement plus macabre, dans « Irma Grese ». L'héroïne porte le nom d'une gardienne de camp qui fut condamnée à mort pour sa cruauté, et ce n'est pas un hasard. En charge de nourrir un vieillard nazi dans une maison de retraite, cette Irma, ignorante du passé, le laissera mourir de faim, sans jamais être inquiétée... Suprême ironie de l'Histoire, si l'on considère que le vieux bonhomme gâteux est peut-être ce Viktor qui prenait plaisir à priver les prisonniers de nourriture. Mais rien ne le dit explicitement.

Les autres nouvelles abordent subtilement deux aspects de l'horreur nazie. Dans « Gnadentod » (« mort miséricordieuse », termes choisis par Hitler lui-même), l'auteur évoque l'extermination des handicapés, appelée Aktion T4, via une uchronie. Il imagine que le peintre Franz Marc ne serait pas mort à Verdun en 1916 comme le dit l'Histoire, mais en 1940, dans un soi-disant hôpital. Devenu fou, il aurait été gazé par décision médicale. Évidemment, il ne serait pas impossible que Viktor ait été un des hommes de main…

Dans « Die Kleine » (« La petite »), une petite fille échappe par miracle à un massacre exécuté par les Einsatzgruppe. Parmi les assassins, un certain Viktor qui souriait aux petits enfants... Ce pourrait être ce même homme qui hante l’ensemble du livre, d’autant que les membres de l'Aktion T4 se sont retrouvés par la suite impliqués dans la solution finale.

Le lecteur reconstruit ainsi la vie de ce Viktor qui n'est, pour reprendre l'expression de Claudel dans sa postface, qu'un « grain de sable au sein d'un grand tas », cette Allemagne maudite des années 40.

Un livre enrichissant et beau, tout en pudeur, qui suscite la réflexion, bien après qu'il a été achevé.

Fantaisie allemande de Philippe Claudel, Stock, 2020, 120 p.Le nouveau livre de Philippe Claudel, Fantaisie allemande, se compose de cinq nouvelles ayant pour cadre l'Allemagne de l'après-guerre, ce pays pour lequel l'auteur, natif de Lorraine, développe, comme il le dit dans sa postface très éclairante, un rapport « d'attirance et d'effroi », termes qui renvoient à cette citation de...

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