Alors que l’exigence de transparence des institutions et d’une lutte efficace contre la corruption en leur sein demeure plus que jamais vivace au Liban, la loi sur l’enrichissement illicite votée le 30 septembre dernier a connu une première application avec les poursuites engagées, le 2 décembre, par le parquet de Beyrouth contre huit hauts gradés des forces armées libanaises – dont l’ancien commandant en chef de l’armée libanaise, le général Jean Kahwagi. Deux jours plus tard, 21 militaires et officiers des Forces de sécurité intérieure (FSI) ont été condamnés par le tribunal militaire sur la base de plusieurs chefs d’accusation, dont la dilapidation de fonds publics et la manipulation de factures.
Prise de conscience
Certes, dans un pays où le clientélisme et la corruption sont la norme, ce type d’affaire judiciaire devrait être banal. Ces deux affaires méritent pourtant que l’on s’y attarde. D’abord, parce qu’elles tendent à indiquer que la mise en cause de hauts gradés n’est désormais plus de nature à dissuader le lancement de poursuites au sein des institutions sécuritaires – l’implication de hauts gradés affaiblissant par ailleurs, de mon point de vue, la thèse d’une recherche de boucs émissaires. Ensuite, ces affaires pourraient aussi traduire une volonté de rebâtir une relation de confiance entre les citoyens et les institutions sécuritaires afin de permettre à ces dernières de jouer pleinement un rôle stabilisateur au Liban.
Dans cette hypothèse, activer l’obligation de rendre des comptes dans les affaires de corruption et tenter de mettre fin aux passe-droits, y compris s’agissant de responsables autrefois considérés comme à l’abri de toute poursuite, constituent indiscutablement une avancée. Cependant, cela ne suffit pas en soi à rétablir véritablement un lien de confiance avec la population. Pour parvenir à atteindre cet objectif, cette culture de la redevabilité doit aussi porter sur les accusations régulières de violation des droits de l’homme dont elles font l’objet.
Or, jusqu’à présent, les nombreux signalements de cas de torture ou de détention arbitraires dénoncés par les organisations de défense des droits de l’homme n’ont pas trouvé de réponse satisfaisante à cet égard. S’il est vrai que l’exercice du maintien de l’ordre s’avère particulièrement difficile dans ce contexte de crises économique et sociale et de multiplication des protestations, l’armée et les FSI doivent néanmoins répondre dans les faits à une question essentielle : sont-elles au service de l’État ou de la classe politique? Poser cette question, ce n’est pas y répondre d’emblée : seuls les mois qui viennent permettront de le faire. Ce n’est pas non plus préjuger de la véracité de l’ensemble des accusations – ce n’est pas le rôle des défenseurs des droits de l’homme que de se substituer à la justice, et il est important qu’ils se gardent de céder à cette tentation. Il s’agit simplement de pointer du doigt que la prise de conscience qui semble se dessiner en matière de lutte contre la corruption doit trouver son pendant en matière de violation des droits de l’homme et que cela implique pour les institutions sécuritaires de repenser totalement leur approche dans ce domaine, notamment en ce qui concerne la transparence des instructions diligentées et des sanctions éventuelles prises dans ce type d’affaire.
Couple contraint
Cette prise de conscience ne concerne d’ailleurs pas que l’armée, mais aussi, dans une certaine mesure, les bailleurs de fonds et la communauté internationale. Depuis plusieurs années, ces derniers ne cessent d’insister sur l’importance de la sécurité et de la stabilité du pays, et considèrent les forces armées comme un partenaire de premier plan à cet égard. Cependant, l’expérience libanaise récente montre aussi à quel point la conditionnalité des aides constitue un ingrédient essentiel pour la réussite des réformes. Or, depuis 2016, on peut constater que les questions des droits de l’homme se retrouvent désormais souvent reléguées au second plan dans les priorités des bailleurs de fonds, comme le montre par exemple la timidité de la plupart des réactions internationales dans certaines affaires, comme les cas de torture dénoncés à Ersal ou les rapatriements forcés de réfugiés syriens. Il est donc crucial que le progrès du pays et de ses institutions sécuritaires en matière de respect des droits de l’homme soit davantage mis en avant. Cela passe notamment par une coopération civile et militaire appropriée, une stratégie d’éducation aux droits de l’homme et une société civile forte pour garantir un contrôle efficace.
Un rapport publié en décembre 2019 par le Centre d’études stratégiques et internationales affirmait que dans le climat de défiance et de contestation qui s’est répandu au sein de toutes les confessions et régions libanaises, « deux sources de légitimité avaient émergé : les mouvements de la société civile locale et les forces armées libanaises ». Si, jusqu’à présent, et en particulier depuis le 17 octobre 2019, les deux membres de ce couple non conventionnel se sont surtout trouvés face à face, la double explosion du port de Beyrouth les a en quelque sorte contraints à commencer à collaborer. Pour poursuivre dans cette voie et renforcer la confiance entre les deux membres de ce couple, la poursuite de la lutte contre la corruption et la garantie du respect des droits de l’homme doivent plus que jamais être considérées comme deux ingrédients-clés de la stabilité.
Chercheur et ancien directeur exécutif de l’association ALEF « Act for Human Rights ».
commentaires (7)
L'armée est une institution organisée par l’État. Son rôle est de protéger l'intégrité du territoire de son pays. Par ailleurs, un État souverain possède une population permanente, un territoire déterminé et un gouvernement qui n'est soumis à aucune influence politique extérieure. Ça c'est dans la vie normale. Au Liban, absolument rien de tout cela n'existe : la population actuelle est composée de Libanais, certes, mais aussi de réfugiés appartenant à d'autres pays, les frontières terrestres et maritimes sont constamment remises en question, et il n'y a pas plus dépendants que tous les gouvernements qui se sont succédé dans le pays. Donc pas d’État souverain, pas d’État tout court. Et sans État, il n'y a pas de contrôle de l'armée. Non seulement l'armée libanaise est livrée à elle-même mais elle est soumise aux pressions de puissances internes qui ont plus de poids que notre exécutif enfermé dans un laxisme, un égo et des intérêts claniques et personnels permanents. Dans ces conditions il est tout à fait normal qu'il y ait des bavures et de constater que la corruption gangrène même cette institution. Personnellement je pense que la confiance peut être rétablie entre l'armée et la population, mais il s'agit surtout que soit établie une confiance entre l'armée et un État digne de ce nom. En attendant il faut appuyer et soutenir notre armée, saluer son courage et espérer qu'un jour elle rejoigne le peuple dans son indignation face au comportement criminel de ses élus.
Robert Malek
19 h 46, le 20 décembre 2020