Après plus d’un an, je suis venue, j’ai traversé la Méditerranée vers l’autre côté de la rive, là où le soleil brille, où le bleu de la mer et celui du ciel ne font qu’un. Je suis venue après plus d’une année, et quelle année.
L’avion longe la mer et voilà les lumières qui brillent ; il se rapproche et comme tout Libanais nostalgique, j’ai choisi le siège hublot justement pour admirer, regarder cette terre que nous quittons et qui ne nous quitte jamais.
Ô Beyrouth, je reconnais presque tous tes bâtiments et tes quartiers.
L’avion entame sa descente, voilà la baie du Saint-Georges ; tiens, l’AUB, Raouché la fière, on reconnaît bien le Movenpick et la belle baie de Ramlet el-Baïda... L’avion plonge dans l’eau, comme à chaque fois je me fais avoir, me souvenant que la piste d’atterrissage a été construite en réclamant la mer. Il atterrit, je sens ce premier contact avec la terre-mère. Nous sommes réunis, me voilà à la maison, enfin de retour. Mon cœur bat, faisant écho aux applaudissements qu’on n’entend que sur la Middle East à chaque atterrissage, depuis notre enfance. Je suis revenue…
Un voyage surréel, bâillonnée avec un masque FFP2 K95 corona proof, frottant frénétiquement les mains avec un gel hydroalcoolique toutes les deux minutes. Il est 23h20, il fait bon, 17 degrés. Rien n’a changé, tout a changé. Je fais défiler les photos sur mon portable pour faire passer le temps. Des photos d’il y a un an, des photos de mon dernier voyage avant la thaoura, de mon dernier voyage au pays. Il y a bien un avant et un après.
Il y a un an, j’ai participé à une conférence à Beyrouth ; c’était une grande réussite, beaucoup d’idées et d’opportunités, un potentiel de développement et une énergie incroyables. Il y a un an, j’ai fait la fête comme il se doit au Liban, en bord de mer et dans la montagne, en famille et entre amis, en mode galas fastueux et à la bonne franquette, dans de petits bars simples et bondés. Mais aussi il y a un an, les propriétaires des stations-services et les boulangers menaçaient de faire la grève ; les dollars avaient commencé déjà à se faire rares dans les distributeurs ATM, et les flux d’investissements provenant de l’étranger tarissaient. Les robinets se fermaient…
Les photos défilent... Vint octobre, et mon écran se remplit de drapeaux libanais, des amis brandissant des pancartes « kellon yaané kellon », tous dehors. Tellement de photos, des créations et des vidéos qui décrivent ce soulèvement qui a touché chaque Libanais et Libanaise de la diaspora. On les consommait sans modération ces photos et ces vidéos, lisant chaque article, chaque reportage, on voulait faire communion avec ce nouveau Liban dont nous avons tellement rêvé. Le Liban-projet, où les citoyens sont citoyens et l’État est État. Était-ce un rêve ? Sans doute… Ce soulèvement était-il voué à l’échec ? Sans aucun doute. Mais il s’inscrit également dans un cycle incessant de stabilité et d’instabilité suivant les directions où les vents soufflent dans la région, comme ce va-et-vient incessant des vagues se fracassant au pied de Beyrouth.
Un défaut de paiement en mars, des discussions interminables avec le FMI, un effritement du pouvoir d’achat de la population, le tout amplifié par la troisième explosion à l’échelle mondiale qui a ravagé ma capitale et mon peuple. Allais-je reconnaître les lieux ? Quelle tristesse vais-je lire sur les visages ? Aurais-je le courage de les regarder en face, moi, depuis ma vie confortable et douillette.
Plus d’un an... Retrouverai-je mon pays ? Jusque-là, tout me semble familier, les manœuvres du pilote, les annonces de sécurité, déblocage des toboggans, le sourire de l’hôtesse Air France, tout va bien, on respire… Une queue rapide à la douane, l’officier me demande si je suis libanaise. Je répond par l’affirmative et lui tend fièrement mon passeport français, couplé de ma carte d’identité libanaise ; oui libanaise !
Une autre queue pour contrôler les tests PCR. Une bonne organisation à prime abord ; bon, la distanciation sociale on n’en est pas là, mais les contrôles des tests PCR négatifs semblent sérieux et ont bien lieu.Je range ma carte d’identité libanaise, j’ai l’air si jeune sur cette carte ; elle date de cette période d’après-guerre et de reconstruction, quand nous rêvions encore d’un Liban ouvert et rayonnant dans la région et le monde. Vingt ans sont passés, vingt ans de reconstruction et de destruction massive, 300 milliards rentrés dans le pays, et plus du double siphonnés dans les égouts du clientélisme, de la corruption et de la médiocrité.
Tout le monde met un masque à l’aéroport et garde une distanciation sociale. Il y a quand même un peu de raison qui subsiste. Peut-être ce n’était pas si foutu que ça. Le chauffeur de taxi m’attendait... Prenant mes valises, il me souhaite la bienvenue et me demande « cela fait combien de temps que vous n’êtes pas venue »… Je lui réponds timidement, depuis plus d’un an… Trop de choses se sont passées, trop de catastrophes, un effondrement économique, politique, sécuritaire et une pandémie par-dessus tout, et ce n’est pas fini, la chute libre est encore longue… Je respire l’air de mon pays, je respire Beyrouth. Je m’adresse au chauffeur du taxi : « À Hamra s’il vous plaît… Tout va bien… Je suis venue…. Je suis revenue. »
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