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Nos Lecteurs ont la Parole

Le soir du 4 août, en cinq secondes, mon appartement s’est transformé en une scène de guerre

Le soir du 4 août, en cinq secondes, mon appartement s’est transformé en une scène de guerre

Tous ceux qui étaient à Beyrouth ce soir-là ont une histoire... STR/AFP

J’ai réparé l’appartement. Et je me répare aussi. Lentement. Tout comme Beyrouth. Très lentement. Tout comme ce port et ces silos, que tu aimais tant et que je connaissais à travers toi.

Petites, tu nous y emmenais, Zeina, Rima et moi, pour les découvrir pendant que tu recevais les patients.

Pendant 35 ans, tu étais le chef du service médical et du port de Beyrouth et de ses silos. Tous les employés passaient par ta clinique. Il y avait ceux qui venaient pour un mal de tête ou une pneumonie, mais il y avait ceux aussi qui venaient pour se plaindre de l’injustice qu’ils subissaient tous les jours et de la corruption qui sévissait dans ce port.

Cette corruption a fini aussi par détruire Beyrouth...

Le 4 août 2020, on avait prévu Lola et moi, à 18 heures, une discussion en ligne – Covid oblige – avec 70 avocats de Tripoli et leur bâtonnier, pour leur expliquer les démarches qui ont abouti au jugement du TSL dans l’affaire Hariri. Le jugement ayant été prévu pour le 7 août.

À 17h30, je m’étais fait une belle manucure et je rentrais chez moi.

À 17h50, je suis assise devant la table à manger – convertie en bureau depuis mars – en face de ma grande baie vitrée qui donne sur une des plus belles vues du Liban : la Méditerranée, le port de Beyrouth et ses silos.

À 18 heures, les avocats commencent à se connecter. C’est à ce moment-là que j’entendis des pétards dehors. Je sursaute et je me lève. Merde ! Je suis en toute petite tenue dans le bas. Je me rassois. Les Tripolitains ont dû savourer ce petit moment, je me dis... Je suis désolée, mais j’entends des tirs à Beyrouth, je leur annonce. Personne ne bronche.

Une ou deux minutes plus tard, je vois de la fumée devant ma baie vitrée. Il y a quelque chose qui ne va pas à Beyrouth je leur dis. Aucune réaction.

Peut-être les pneus de la révolution ? Je me demande, mais avec une fumée qui arrive jusqu’au 11e étage ? ! Bizarre...

Je ne peux pas me lever pour vérifier. J’avais 70 avocats et leur bâtonnier dans mon ordinateur et une petite tenue dans le bas qu’une responsable de la communication externe du TSL n’est pas censé vraiment exhiber... La responsable de la communication externe portait, elle, une belle chemise. Et c’est cela qu’ils étaient censés voir, uniquement. Mais ce soir-là, rien n’avait plus de sens.Une première explosion – et quelques fractions de secondes de lutte dans ma tête entre : je reste sur place – pour ne plus m’exhiber surtout – ou je suis mon instinct acquis à coup de guerre et je me sauve ?

Mon instinct a prévalu.

« Désolée je ne peux plus rester ! » je leur crie.

Je claque mon ordinateur portable, je saisis mon téléphone et je me sauve. Littéralement.

Je cours vers la porte principale, je l’ouvre et, immédiatement, je suis propulsée à l’extérieur de mon appartement près des cages des ascenseurs. La porte s’arrache et se brise sur mon dos.

Par terre, avec la porte qui se brisait sur mon dos, je me disais : « Faites que ça soit juste la porte, faites que ça soit juste la porte… et pas l’immeuble en entier ! »

Et ce fut juste la porte.

Je me lève et je retourne vers mon appartement.

En cinq secondes, il s’était transformé en une scène de guerre. La grande baie vitrée brillait en mille morceaux, partout, à l’intérieur. La chaise sur laquelle j’étais assise il y a seulement quelques secondes était en pièces. Et ma belle table à manger déchiquetée.

Inconsciemment, tout de suite, je prends une photo du désastre pour l’envoyer à ma famille et à Lola avec un message : I am O.K. Merde, le sang qui coule sur mon téléphone m’empêche de trouver les lettres pour leur dire un peu plus.

Tant pis.

Pieds nus, je décide de rentrer pour prendre au moins mes habaianas avant de rejoindre les voisins en bas. Je fais un premier pas vers l’intérieur, du sang commence à couler de mes pieds. Ceci ne m’incite pas pour autant à changer de direction.

À ce moment-là, le téléphone sonne. Lola.

– Where are you Reina ?

– I am getting into my apartment to put on my shoes.

– Don’t.

Elle ne comprend pas je pense.

– Lola. I need to go down ! and for this, I need my shoes !

– Reinaa listen to me ! Reinaaa ! Dont go inside bear feet you have glass everywhere.

Ah. Elle avait reçu la photo, je me dis. Mais pourquoi hurle-t-elle ? !

Puis, merde elle a raison !

Je réalise plus tard que cet appel et ces cris au bout du téléphone ont en effet sauvé mes pieds.

Je m’empare alors de mon laptop égratigné (pourquoi le laptop ? Je ne sais pas) et je commence à courir les escaliers pieds nus. Une voisine que je n’ai jamais vu de mes trois ans dans cet immeuble m’interpelle et me donne des tongs.

Dans ma course vers le bas de l’immeuble une autre voisine qui courait aussi, à ma vue, commença à maudire et insulter le TSL, le jugement qui allait sortir dans trois jours, et moi.

« Débarrasses-nous de ce laptop, me dit-elle, ils peuvent te tracer et continuer à nous bombarder. »

– « Quoi ? ! Tu penses que c’est moi la “target” ici ? » J’y n’avais pas pensé !

Je continue ma course vers le bas avec, en plus, maintenant, un sentiment de culpabilité (ma chère voisine se rappelle vaguement de cette scène et on en rit un peu maintenant quand on l’évoque).

Au niveau du 4e étage, un appel de Tripoli.

« Allo ? Oui M. le bâtonnier. Oui je vais bien merci. Ah vous êtes toujours en ligne ? ! Vous voulez continuer le briefing ? ! Oh ! Mais M. le bâtonnier, l’explosion a eu lieu dans mon appartement. Ah je vois vous êtes encore tous là. Laissez-moi voir comment faire. »

Le temps d’arriver au lobby de l’immeuble, entre mon souffle coupé et le sang qui coulait encore sur mon téléphone, j’avais déjà réussi à contacter une interprète et Lola, et je leur avais expliqué la situation. Elles se sont reconnectées et elles ont continué ce briefing pendant deux bonnes heures.

(Maintenant j’ai une belle réponse à ces questions hypothétiques débiles qu’on me pose lors de ces entretiens d’embauche : Tell us, Reina, about a situation where you were extremely stressed out and yet you manage to successfully complete your task. Voilà. Done).

To be fair, le bâtonnier me rappelle vers 22h00 et s’excuse, il n’était pas conscient de l’ampleur de cette explosion. Ce qui m’a fait penser aussi à combien déconnecté on l’est aussi à Beyrouth de tout ce qui se passe à Tripoli, les attentats, les mini-guerres, les Jabal Mohsen et les Bab el-Tebbané... aucun coin dans ce petit pays n’est épargné.

Une fois dans le lobby, je remarque que mon ami et voisin Yves, ce Belge amoureux de notre pays, cet ancien représentant des Nations Unies au Liban qui a décidé de prendre sa retraite ici, n’y était pas. Le concierge me confirme que dans la journée il était chez lui dans son appartement. Au 12e étage. Affolée, je recommence ma course effrénée vers le haut maintenant. Vers le 12e. J’arrive, essoufflée. Il était là.Du sang coulait de partout, de sa tête, de son dos, de ses pieds, mais il était vivant. « Pourquoi tu n’es pas descendu », je lui demande étonnée. Il me regarde, et encore plus étonné que moi, il me dit : « Mais Reina, un capitaine ne quitte jamais son bateau ! »

Et cette nuit-là, effectivement, il était le seul à ne pas avoir quitté notre immeuble.

Vers 20h, Rima allait venir me récupérer – la porte du parking ayant sauté, je ne pouvais plus sortir la voiture.

« Je t’attendrai un peu plus loin, je ne peux pas arriver jusqu’à chez toi, me dit-elle, la route est bloquée. Tu vas devoir marcher un peu. Fais vite, je t’attends. »

Elle allait me déposer à Sioufi, de là je prendrai un taxi pour Ajaltoun – là où se trouve notre maison d’été familiale, là où mamy, Zeina et Sosi m’attendaient.

Yves était descendu chez moi pour évaluer les dégâts. Je lui dit : « Je dois quitter... mais… pas avant de faire ma valise ! »

Et pourtant, à Ajaltoun, j’avais tout ce qu’il me fallait !

Si j’ai décidé de voir une psychologue un mois plus tard, c’est justement et surtout à cause de cette scène-là.

Machinalement, j’ouvre une valise, je la pose sur mon lit qui avait disparu sous les verres brisés et les rideaux déchiquetés, et je commence à la remplir de mes plus belles robes. Celles que je portais pour mes plus belles soirées.

Pas un seul jeans ou un tee-shirt régulier. Aucun. Même pas mon passeport. Ni l’argent qu’on cache sous l’oreiller ces temps-ci au Liban. Non. Juste des couleurs et des souvenirs des temps heureux.

Je porte la lourde valise pleine de chiffons et je commence mon voyage vers Ajaltoun. Agrippée à elle.

Onze étages à pied. Une longue marche parmi les décombres et le sang. Et lorsque les verres par terre empêchaient la valise d’avancer, je la serrais tout contre moi.

Une mobylette ! Je l’arrête.

On grimpe. La valise et moi. Au bout de 200 mètres, le pneu de la mobylette crève.

On s’excuse. La valise plus que moi. Et on continue, ensemble, seules, à pied, notre chemin vers Rima qui s’impatientait, mais que je finis par retrouver.

Une valise ? ! me dit elle étonnée. Mais pourquoi ?

Je ne sais pas.

« Why you bring this ? » me demanda Sosi plus tard, à Ajaltoun, en me montrant les robes que j’avais ramenées.

Je ne sais pas.

Ce que je sais c’est que tous ceux qui étaient à Beyrouth ce soir-là ont une histoire, même ceux qui n’étaient pas sur Beyrouth ce soir-là ont une histoire aussi – des histoires plus tragiques que d’autres sûrement, mais tous nous avons une histoire. Notre histoire. Pas des plus belles à raconter. Certes. Mais qu’il ne faut surtout, surtout pas oublier.

Moi qui ai le mot facile en général, je n’ai pas pu écrire un seul depuis le 4 août.

Je n’ai pas pu vraiment pleurer depuis. Ni sourire d’ailleurs. Ni sentir d’ailleurs. Rien.

Et je savais que lorsque j’allais le faire, l’écrire mon histoire, j’allais finalement pleurer et de là commencer peut-être à guérir. Un peu. Je le savais.

Ce n’est pas une coïncidence si j’ai pris mon portable et j’ai commencé à écrire juste quelques jours avant le 13 novembre, le jour où tu nous as quittés il y a 4 ans maintenant.

Et ce n’était pas une coïncidence non plus d’avoir retrouvé le soir du 4 août les photos de la famille et de mes amis que j’avais sur mon frigo, toutes par terre. Froissées et déchirées. Sauf une. Intacte. Toujours accrochée, sur ce frigo brisé, malgré les 2 700 tonnes de nitrate d’ammonium. La tienne. Ta photo à toi, dans laquelle tu riais du fond des yeux, du fond du cœur. Heureux et amoureux avec mamy.

Tu nous disais toujours – ma te3talo hamm chi, dallo dhako – (ne laissez rien vous inquiéter, n’arrêtez pas de rire). Cette phrase a pris toute son ampleur ce soir-là.

Au milieu des décombres, au milieu de mon appartement qui avait volé en mille éclats. Tu étais là. Avec moi. Et tu riais aux éclats.

Tu étais, ce soir-là, ce qu’il y avait de plus beau dans cet appartement éventré, papy.

Tant que tu es avec nous, ma rah ne3tall hamm chi.

Et je te promets bientôt, rah nerjaa nedhak.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

J’ai réparé l’appartement. Et je me répare aussi. Lentement. Tout comme Beyrouth. Très lentement. Tout comme ce port et ces silos, que tu aimais tant et que je connaissais à travers toi. Petites, tu nous y emmenais, Zeina, Rima et moi, pour les découvrir pendant que tu recevais les patients.Pendant 35 ans, tu étais le chef du service médical et du port de Beyrouth et de ses silos....

commentaires (2)

Poignant !

Myrna Helou

07 h 46, le 11 décembre 2020

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Commentaires (2)

  • Poignant !

    Myrna Helou

    07 h 46, le 11 décembre 2020

  • Poignant et bien raconté...

    Alexandre Najjar

    15 h 58, le 08 décembre 2020

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